Ils voudraient torturer les Sénégalais, que les boulangers ne s'y prendraient pas autrement. En se mettant à tout bout de champ à menacer d'aller en grève pour amener les autorités à leur laisser la latitude d'augmenter le prix de la miche de pain, ils ne font évidemment que jeter dans le désarroi le plus total leurs compatriotes.
Non pas que ces derniers ne disposent pas de substitut au "mburu", mais ils ne peuvent pas s'en passer, malgré les cris d'indignation du genre "na nu leen bayi ak seen mburu" (détournons-nous de leur pain) lancés ici et là par des responsables d'associations de consommateurs, dépités par le chantage des boulangers.
En tout cas, voilà le genre d'invite qu'on acclame à tout rompre dés son énoncé, comme à l'audition d'un slogan de meeting de campagne électorale, mais dont on est convaincu au plus profond de son être qu'on ne respectera jamais, car "menul nekk" (cela ne peut prospérer).
Quoi ! Se priver de pain, une journée durant, voire trois -c'est la menace brandie puis remisée au placard par les boulangers? Pour le petit-déjeuner, pas de pain tartiné au beurre ou au chocolat dans lequel on mord à pleines dents avant de le faire passer par une chaude gorgée de café au lait ou de kinkéliba ?
Et le soir, lors du "reer" (dîner), impasse sur le "mburu" destiné à accompagner la sauce de boulettes de poisson, de fritures ou, pour les moins aisés, de "nambé" (sauté de niébè), un mets vendu jusque tard dans la nuit sous les lumières blafardes des lampadaires et qui fait fureur dans les quartiers populaires de Dakar ?
Il est plus simple d'y penser que de le faire, car le pain est entré dans les moeurs sénégalaises, reléguant presque dans l'oubliette le bol de "fondé" (bouillie de mil) ou de sanglé de grand-père. On en est à un point tel qu'on a l'impression que le "mburu" nous a été légué par nos ancêtres et non par le colonisateur.
Et il n'est pas exagéré de se demander si ici, au Sénégal, on n'aime pas plus le pain que dans l'Hexagone, au vu de la sollicitation dont la baguette est l'objet à chaque fois qu'il est question de bouffe.
Chez nous, tout ou presque se mange avec le pain, y compris même le plat national, le fameux "ceebu jen". Dans certains internats ou aux restaurants universitaires, on risque de provoquer l'émeute si à la suite du plat de résistance, souvent du riz au poisson ou du "mafé", on oublie de servir du pain...
Peut-être que cet engouement pour le "mburu" est à chercher dans le fait que pour le sevrage du petit sénégalais la miche sur laquelle marabout a tracé des versets coraniques est de rigueur pour que bébé fasse le grand saut en préférant désormais au lait du sein de maman les aliments des adultes.
Toujours est-il que le pain est l'un des aliments qu'on apprend à consommer dés presque le berceau et cela suit le Sénégalais durant presque sa vie. L'amour de la miche est à la mesure de l'ingéniosité développée par nos boulangers pour proposer à la clientèle les pains les plus variés et les plus croustillants.
Manger le produit tout chaud, tout craquant, voilà ce qui fait le délice des palais des Sénégalais qui, même s'ils sont obligés de se rabattre sur un pain rassis, n'hésiteront pas à l'exposer au feu pour lui redonner de bruyantes craquelures lorsqu'on mordra là-dessus.
Ce sera avec davantage de plaisir quand il s'agit d'un "boppu mburu", l'un des deux bouts du pain que les enfants, voire même des adultes, se disputent au sein de l'ambiance gloutonne des "ndeki" (petits-déjeuners) pris en famille.
Goinfre ou connaisseur? En tous les cas, le Sénégalais préfère en la matière la miche à la baguette, longtemps perçue comme une affaire de toubab. Contrairement à la seconde reconnaissable à sa maigreur qui donne l'impression qu'il n'y a rien à y manger, la première est plus fournie en "nooxit" (mie), capable de rassasier les gourmands les plus exigeants.
Entre autres explications, cela est l'origine de la rivalité entre le pain sorti des fours modernes et celui malaxé dans les fours traditionnels dont certains sont en argile cuite. Ce dernier serait plus épais, donc plus rassasiant, et se conserverait mieux...
Quoi qu'il en soit, les boulangers ont mis sur le marché, à côté de la traditionnelle miche, diverses sortes de pains épousant les goûts des consommateurs, à l'image du "kampe", un "mburu" tout rond et bien renfloué, ou du "mburu suker", qui a l'avantage d'allier quantité et qualité, à travers sa succulence à base de sucre.
En dehors d'être mangé avec appétit, le pain alimente, dans des métaphores surprenantes, le langage des Sénégalais. C'est ainsi qu'il faut savoir que vous êtes bon pour un mauvais quart quand un quidam vous lance, furibard, "su mala japé danga dac lu buru di dac ci taal" (si je vous mets la main dessus, vous souffrirez le même martyr que celui du pain dans un four).
Par ailleurs, c'est macabre, mais il faut le prendre comme tel : quand, dans des funérailles on vous tend le "nak", ce succulent mélange de mil et de sucre que d'aucuns appellent "mburu" n'hésitez pas à le prendre et à le déguster, sous peine d'entendre un taquin vous lancer, histoire de vous décider : "nam fay bagna nam fay" (que tu manges ou que tu ne manges pas, tu paieras).
En raccourci, c'est un sermon sur l'infaillibilité de la mort qui fera que le jour de votre décès on malaxera du "mburu" pour l'assistance...
Heureusement que cette dernière qu'on se raconte dans les chaumières depuis l'aube des temps prête à sourire : voyant en pleine rue un bonhomme en train de se parler avec forces gesticulations, un passant s'enquit de ses nouvelles et s'entendit dire : "je cherche ma miche de pain que je mangeais calée sous mon aisselle"- "Vous avez avalé combien de +bopp+ (bouts) ?"-
"Deux ! répondit-il prestement avec l'espoir que le gars allait lui restituer un bout de son pain tombé quelque part" - "Gaindé (mon pote), cessez de vous tourmenter, vous avez mangé tout seul votre pain !"...
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