Dans certaines familles sénégalaises, le jour de la Tamkharit est l’occasion de se livrer à des pratiques traditionnelles léguées par les grands parents. Aujourd’hui, ce sont les jeunes qui trouvent ces pratiques désuètes. Un reportage dans une famille de Rufisque montre la divergence des opinions selon le camp où on se situe.
Au milieu de la grande cour de la maison des Diop, un grand bol est posé sur un tas de sable. En face, une jeune femme assise sur un banc en bois tourne et retourne le bol en psalmodiant des paroles inaudibles. Derrière elle, les autres membres de la famille semblent attendre chacun son tour pour faire le même geste. L’image est trop insolite pour ne pas attirer l’attention quand on franchit le portail de cette maison d’Arafat 2 à Rufisque. Après un bon bol de couscous, arrosé au lait comme il est de coutume pour les musulmans du Sénégal le jour du « Yawmou Achoura » ou Tamkharit, la famille Diop semble perpétuer une pratique ancienne. Le « keup-keup » consiste à implorer Dieu en utilisant ce même bol de couscous.
Presque septuagénaire, la grand-mère Aïssatou, qui semble être la maîtresse d’œuvre de l’opération, explique le sens de cette coutume. « Après le dîner de Tamkharit, les ancêtres avaient coutume de faire cela pour rendre grâce à Dieu. Nous tentons de suivre leurs pas par ce geste », justifie-t-elle, sous le regard médusé de ses petits-fils. Ce rituel ancien consiste ainsi à remuer sept fois le bol avant de formuler des prières. Après le passage de chacun, l’ustensile de cuisine est soulevé et mis au-dessus du toit de la maison. Il n’est guère permis de le laver. Car la seconde phase du rituel continue, mais le lendemain matin. « Au réveil, ajoute la grand-mère Aïssatou, on remplit le bol d’eau. Et tout le monde passe une seconde fois pour se débarbouiller avec cette eau. C’est une pratique pleine de vertus, car quiconque le fait n’aura guère de mal d’yeux et ne sera pas aveugle toute l’année ».
Si la septuagénaire croit fermement à cette tradition et la perpétue, elle regrette que dans d’autres foyers les gens ne le fassent plus. « Les anciens nous ont légué beaucoup de bonnes choses, mais la plupart des gens ne respectent pas ces choses. Et c’est à leurs risques et périls », soutient-elle. En plus du « keup-keup », d’autres pratiques anciennes liées aux coutumes sénégalaises sont fréquentes le jour de la Tamkharit. Par exemple, il est souvent conseillé à chacun de rentrer à la maison avant la tombée de la nuit. Mais, également, de ne dîner qu’autour du cercle familial. Autre recommandation à classer dans le même registre, c’est de bien fermer les canaris. Toujours en se basant sur l’explication fournie par les anciennes personnes, grand-mère Aïssatou soutient que le jour de la Tamkharit, les tombes deviennent mouvementées. La raison, elle peine pourtant à nous l’expliquer. Mais elle soutient que quiconque n’aurait pas bien fermé son canari risque d’avoir la poussière de ces tombes dedans. « Cela est un mauvais présage pour toute la famille », estime-t-elle.
« Je fais cela pour le plaisir de grand-mère »
Et quand on l’interpelle sur les recommandations de l’Islam comme l’observation du jeûne le jour de la Tamkharit et la lecture du Coran, la septuagénaire estime que ces vieilles personnes qui avaient conseillé le « keup-keup » étaient tout de même de grands érudits du Coran. « Si cette pratique était mauvaise, ils ne l’auraient pas conseillée à leur communauté », fournit-elle comme explication. Même si elle se plie aux vœux de sa grand-mère, Awa reste préoccupée sur la portée de ces pratiques. « D’un côté, les recommandations de l’Islam pour la Tamkharit sont claires, mais grand-mère reste ancrée dans ses coutumes ancestrales. Je fais cela pour lui faire plaisir, sinon je risque de subir ses foudres », confie-t-elle en aparté. Les mêmes observations sont soulevées par Ass Malick, un étudiant en Médecine. Pour ce jeune homme, on ne peut pas croire en l’Islam et continuer à s’adonner à des pratiques qui vont à l’encontre de ce que le Coran dit. « La Tamkharit sonne la fin de l’année musulmane. Au lieu de rendre grâce à Dieu par des prières, on Le laisse de côté et on suit les ancêtres. Cela n’a pas de sens », déplore le jeune étudiant, ancien talibé dans un daara. A la limite, Ass Malick semble railler ces pratiques. Sa grand-mère le décrie d’ailleurs comme le non-conformiste de la famille, prêt à émettre des réserves sur tout ce qui est lié aux recommandations des anciens. « En tout cas, tant que je serai en vie, je continuerai à respecter les pratiques de mes arrières parents. Je n’y trouve aucun inconvénient », dit-elle en guise de réponse à Ass Malick. Très taquin, ce dernier interpelle grand-mère Aïssatou. « Mère, si tu as terminé avec le bol, tu peux l’enlever. Je dois prier beaucoup cette nuit et demander pardon au Bon Dieu », lui lance-t-il. Des paroles qui font rire les autres membres de la famille. L’une d’elle commente : « mieux vaut ne pas se mêler de leur discussion, ils ne sont jamais d’accord ». Et jamais sur la longueur d’onde aussi.
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