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Serigne Abdoul Aziz Sy Junior – Porte-parole du Khalife général de la confrérie de la Tijanya du Sénégal: « Nous sommes les sapeurs-pompiers du jeu politique »

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Serigne Abdoul Aziz Sy Junior – Porte-parole du Khalife général de la confrérie de la Tijanya du Sénégal: « Nous sommes les sapeurs-pompiers du jeu politique »

Pendant longtemps, « Junior » a été accolé à son nom, Abdoul Aziz Sy, pour le distinguer de son oncle paternel Serigne Abdoul Aziz Sy, le khalife général de la Tijanya au Sénégal (1957-1997). Aujourd’hui, il est devenu Serigne Abdoul Aziz « Al Amin » (« Celui en qui on a confiance ») et assure la même fonction : porte-parole du Khalife El Hadj Mansour Sy, son frère aîné. Dans cette interview qu’il a accordée à notre magazine « Echos de la Banque mondiale » depuis sa maison de Tivaouane (à 92 kilomètres au sud de Dakar), il s’exprime sur des questions politiques, religieuses et sociales. Avec franchise. Avec cette touche savoureuse d’anecdotes et d’humour. Mais aussi avec force citations pertinentes de versets du Coran, de paroles prophétiques. Il parle aussi de son père dont il rappelle sans relâche les recommandations.

 Propos recueillis par Madani M. Tall

Le Sommet de l’OCI va se tenir pour la seconde fois au Sénégal. Selon votre analyse, s’agit-il d’un sommet politique avant d’être islamique ou l’inverse ? Qu’attendez-vous de cette rencontre prévue en 2008 ? 

Permettez-moi d’abord de vous souhaiter la bienvenue dans cette famille qui est la vôtre (Ndlr : allusion aux origines familiales du Directeur des opérations) et de vous présenter nos félicitations pour ce magazine du bureau de la Banque mondiale.

Pour ce qui est du sommet de l’Organisation de la conférence islamique, nous nous réjouissons, évidemment, de sa tenue pour  la deuxième fois au Sénégal. Je dois dire que la première édition qui s’est déroulée à Dakar en 1991, était avant tout un sommet politique et les musulmans n’y étaient pas vraiment associés en tant que tels. Les dirigeants y sont venus, se sont acquittés de leur sommet et s’en sont retournés. Or, il faut rappeler que l’OCI est née d’un événement douloureux pour les musulmans, l'incendie criminel, le 21 août 1969, de la Mosquée Al-Aqsa de Jérusalem, l’un des trois lieux saints de l’Islam avec la Mecque et Médine. Et c’est le roi du Maroc, feu Hassan II, qui eut l’idée de mettre en place l’OCI, première organisation de rencontre pour les musulmans, un événement dédié au règlement des litiges entre pays islamiques. Or, que voit-on depuis la création de l’OCI ? Des rencontres politiques qui n’ont jamais résolu un seul problème du monde islamique ! Les nations islamiques sont encore plus désunies qu’avant. Les chefs d’États islamiques, eux-mêmes, n’ont nullement progressé vers l’unité. Au contraire ! Leurs relations vont de mal en pis et pour eux, le sommet de l’OCI se résume, en général, à échafauder des attaques contre un autre chef d’État pendant une manifestation qui, au bout du compte, ne débouche sur aucun résultat positif. 

Dans ce contexte, quand le Président Wade (du Sénégal) a demandé que le sommet se tienne une seconde fois au Sénégal, nous avons songé, nous, guides religieux, à lui préparer un manifeste visant à donner un nouvel élan à l’OCI, avec des propositions concrètes pour que ce colloque serve les musulmans. Le sommet de Dakar ne doit pas être une simple rencontre politique, mais également un sommet ouvrant la porte à la résolution des problèmes rencontrés par le monde islamique, étant entendu que l’Islam peut apporter des solutions à l’ensemble des questions sociales, économiques et politiques se posant dans le monde musulman. Pour autant qu’on ait la foi.

Quelle est votre appréciation des appels que les acteurs politiques vous adressent régulièrement en vue d’apaiser les tensions qui les agitent (Me Abdoulaye Wade et Idrissa Seck) ou qui se font jour entre l’opposition et le pouvoir ?

Dans le champ politique, nous jouons un rôle de sapeur-pompier face à un incendie. En cela, nous ne faisons que suivre les traces de nos illustres devanciers, Tel El Hadj Malick Sy (Ndlr : son grand- père), fondateur de la confrérie Tidiane, ici au Sénégal, à la suite d’El hadj Omar Tall. El Hadj Malick a vécu dans une période difficile, marquée par la colonisation française dans ses temps les plus durs ; le début de l’implantation de l’Église catholique avalisée par les colons français ; la survivance du paganisme avec les rois « Ceddo » en conflit, souvent armé, avec les colons ; et la prolifération de chefs religieux plus enclins, par ignorance, à suivre les traditions locales que l’Islam. Ce sont ces quatre défis qu’El hadj Malick, désireux d’implanter un Islam orthodoxe – sans s’allier à aucune des ces entités ni toutefois s’en faire des ennemis – devait relever. Grâce à cette position constante, il a pu jouer ce rôle de sapeur-pompier entre les populations autochtones et les colons français et a su prévenir des répressions sanglantes que les colons français auraient pu lancer contre les Sénégalais. 

Je n’ai pas connu mon grand-père. Mais mon père (Ndlr : Le Khalife Ababcar Sy qui a dirigé la confrérie Tidiane au Sénégal entre 1922 et 1957) m’a raconté une anecdote sur une rencontre entre El hadj Malick et le Gouverneur français de la colonie du Sénégal à laquelle il assistait. Ce dernier avait informé mon aïeul de l’ordre qu’il avait donné à l’armée et aux services d’hygiène de raser totalement, par le feu, Guet Ndar, le quartier des pécheurs de Saint-Louis (au nord du Sénégal) dont les habitants refusaient, depuis quatre mois, de se faire vacciner contre la fièvre jaune. El Hadj Malick ne se priva pas de critiquer le Gouverneur pour son extrémisme, son irresponsabilité et son manque de savoir-faire. Il proposa sa médiation mais demanda au Gouverneur de retirer au préalable, et sans conditions, tous les ordres donnés sur le sort du quartier des pécheurs . Ce fut fait. Dès lors, El Hadj Malick se rendit au service d’hygiène et se fit, lui-même, vacciner contre la fièvre jaune, donnant ainsi l’exemple avant d’entrer dans le quartier de Guet Ndar. Dans les heures qui suivirent, tout le monde fut vacciné, car les habitants avaient confiance en lui. C’est en toute responsabilité qu’El Hadj Malick, lui qui n’a jamais été au service des colons, a adopté cette attitude, mu  par son seul désir de préserver la paix, sans renier aucune de ses convictions.

C’est ce même rôle de sapeur-pompier, joué par mon propre père dans le passé, que nous remplissons aujourd’hui. Je me souviens que, pendant la période coloniale, lors des élections réservées aux « citoyens » des 4 communes du Sénégal (Dakar, Rufisque, Saint-Louis et Gorée, par opposition au reste du territoire qui n’avait pas le droit de vote) mon père – qui était « citoyen » – retenait toujours les gens après la prière et leur tenait ce discours : « Nous allons voter et vous avez deux bulletins : votre carte d’électeur et votre langue. Déposez dans l’urne votre bulletin en faveur du candidat de votre choix et retenez votre langue. Si  vous n’avez qu’un bulletin de vote, votre langue, alors retenez-la pour préserver la paix ». C’est le conseil qu’il donnait toujours !

Dans la situation actuelle du Sénégal, notre rôle persiste et ceux qui clament que les chefs religieux n’ont pas à s’exprimer sur la situation politique ne comprennent pas le sens de notre démarche. Nous ne parlons pas de politique. Le marabout qui se mêle de politique, est un personnage qui cherche à soutirer des avantages ou des responsabilités à des détenteurs du pouvoir. Le marabout ne doit pas s’immiscer dans la politique de cette façon ; sa charge est d’assumer ses responsabilités vis-à-vis de la religion. Mais si le jeu politique est amené à engendrer des conséquences négatives pour les populations, alors, notre rôle est d’intervenir pour préserver la paix. Évidemment, notre démarche peut ne pas plaire à certaines franges politiques armées du désir de voir la situation se détériorer ou aspirant à notre engagement en leur faveur. 

En général, le discours que nous tenons est de rappeler que les promesses doivent être suivies d’effets et que ni les invectives ni les écarts de langage ne servent le pays. Parallèlement, nous demandons au parti dominant d’être tolérant, d’avoir à l’esprit que le dialogue est indispensable avec l’ensemble des formations politiques, même d’opposition, tout en admettant que  ce dialogue n’aboutit pas toujours nécessairement à des accords. C’est bel et bien sur cette voie que voulait marcher Senghor (Ndlr : le premier président du Sénégal) pour qui j’ai beaucoup de respect ; il me disait souvent que, chaque fois que des problèmes se posent au Sénégal, la responsabilité en revenait au manque de dialogue et de concertation. C’est pourquoi nous n’avons de cesse de demander au parti dirigeant le pays de favoriser le dialogue, tout en enjoignant l’opposition à argumenter dans le respect, en mettant en avant la raison et non le cœur. Mon père avait ces mots : « la raison, c’est la lumière, et le cœur, c’est l’obscurité qui vous met droit dans le mur ». Un responsable ne peut s’autoriser à dire ce qui lui passe par la tête. Mon père disait encore : « celui que tout le monde écoute ne doit pas tenir de propos déraisonnables et celui qui est en vue de tous ne doit pas emprunter un chemin tortueux ».

Le rôle des leaders religieux dans la sphère politique est une spécificité sénégalaise. Des chefs religieux sont aujourd’hui à la tête de partis politiques, fait peu courant en Afrique subsaharienne. Comment jugez-vous ce phénomène susceptible de troubler la démarcation entre le politique et le religieux ? 

C’est vrai, des circonstances peuvent pousser des marabouts, des chefs religieux à descendre dans l’arène politique, jusqu’à créer un parti pour faire exploser leur colère. Mais c’est une erreur. C’est une démarche qu’il m’est impossible d’approuver. Il ne sied pas à un chef religieux de fonder un parti politique, car la politique ne peut aller de pair avec la religion dans un pays comme le Sénégal. Moi-même qui vous parle, j’ai été membre d’un parti politique, le Parti de la Solidarité sénégalaise, dont j’étais le trésorier ; mon propre frère aîné (Ndlr : Cheikh Tidiane Sy) l’avait fondé à la suite de malentendus avec le Président Senghor, deux ans après l’accession du Sénégal à l’indépendance en 1960. Il s’agissait du premier parti dirigé par un chef religieux dans notre pays. Mon frère voulait marquer son opposition à Senghor et situer leurs relations ; parce que,  en fait, ils étaient amis. À partir du moment où il s’est senti trahi par Senghor, il a créé son parti pour exprimer son courroux. Je dois dire que j’étais en phase avec mon frère à l’époque, mais, le temps passant, je considère que cette entrée en politique a été la plus grande erreur de notre vie ! En réalité, nous aurions dû combattre Senghor sans aller jusqu'à créer un parti. À l’analyse, la réalité me saute aux yeux ; la façon de faire de la politique au Sénégal est incompatible avec la religion. En effet, le mensonge, la cachotterie, l’offense, la diffamation, etc., sont des traits caractéristiques du jeu politique sénégalais et l’Islam ne peut s’en accommoder. Dans cette religion, point d’organisation secrète : on ne dissimule pas sa démarche. La politique doit être fondée sur la transparence. 

Personne ne m’a encore démontré la justesse d’attitude d’un guide spirituel  créant un parti. Cela ne signifie pas qu’un chef religieux est contraint de taire ses opinions quand les actions des hommes politiques constituent des menaces pour le pays et pour nos valeurs. Aujourd’hui, chaque fois que je rencontre l’un des chefs religieux tenant la tête d’un parti politique, je lui dis, en toute franchise, qu’il est en train de commettre une erreur. Quand on est chef religieux, il y a moyen d’exprimer son désaveu autrement que par la création d’un parti. Occuper la tête d’un parti politique mène immanquablement à des pratiques reprouvées par la religion. D’ailleurs, ces guides religieux finissent toujours par se conduire exactement comme les politiciens, avec toutes les conséquences entachant leur sainteté, leur capacité à diriger la communauté islamique. Aucun d’eux n’est parvenu à concilier les deux et tous finissent par négocier avec le pouvoir des privilèges, par obtenir des sinécures. Or, leur position antérieure avait plus de poids que ces fonctions qu’on leur octroie pour qu’ils se tiennent tranquilles. 

Excellence, le chômage est une préoccupation majeure au Sénégal. Par quels moyens pensez-vous que le pays pourrait donner le maximum d’emplois à ses jeunes ? Si vous étiez ministre de l’Emploi, quelle serait votre politique ? 

Aujourd’hui, le monde est assailli de problèmes, variés et complexes (citation en arabe). Parmi eux, citons la dislocation des familles, les divisions, l’éducation. Mais le chômage est la question la plus urgente à régler car le monde appartient aux jeunes. Je suis convaincu que sur les 11 millions de Sénégalais, il y a 6 à 7 millions de jeunes ! Et sur dix jeunes, il n’y en a qu’un ou deux par famille qui travaillent, et, de la sorte, subviennent aux besoins des autres membres. Or l’adage dit que celui qui soutient seul un groupe de neuf pauvres sera, un jour, le dixième du groupe. 

Nous les musulmans, nous devons nous préoccuper de ce problème comme nous l’a recommandé le prophète de l’Islam. Il nous a enseigné que, tant pour l’homme que pour la femme, travailler est plus digne que de se faire entretenir par d’autres personnes ou de s’enquérir d’une aide (Ndlr : Il raconte deux histoires illustrant la façon dont le prophète incitait les membres de sa communauté, hommes et femmes, au travail).  

Le prophète de l’Islam ne se contentait pas de constater le chômage ; il cherchait des solutions. Or, dans nombre d’États, on aborde la question sans, toutefois, prendre les mesures qui s’imposent. Il est évident que nos ministres actuels chargés de l’Emploi  ne font preuve d’aucune imagination pour résoudre cette situation préoccupante. À chaque époque correspondent des solutions spécifiques. Rien ne sert d’appeler à des réunions, à des séminaires et de se contenter d’agir comme ses prédécesseurs. Non ! Quand une personne se voit confier un département ministériel, elle doit avoir à cœur de faire avancer les choses. Or, en Afrique, à franchement parler, les ministères chargés du Travail et de l’Emploi n’accomplissent pas grand’ chose ! Ce qu’il faut, c’est créer des opportunités d’emploi. 

Vous savez, un de mes jeunes talibés m’assiégeait littéralement pour que je l’aide à obtenir un visa d’entrée dans un pays occidental. Il m’avait confié son passeport, ignorant que je me refuse aux passe-droits ; pour avoir un visa, je fais comme tout le monde ; je monte un dossier complet, le dépose au consulat et j’attends la réponse… positive ou négative. Sans plus ! Après plusieurs va-et-vient chez moi, plus de nouvelles. Un beau jour, le voilà qui réapparaît, très bien habillé. Je lui demande alors, illico, des nouvelles d’Italie, d’Espagne, des États-Unis ! (Rires.) Le jeune homme sourit et me répond qu’il n’avait pas quitté le pays ; qu’il était juste à Mboro, à quelques kilomètres de Tivaouane. En fait, il avait acquis une charrette, s’était mis à vendre des aliments pour le bétail. Ses résultats commerciaux étant satisfaisants, la société productrice lui avait donné un coup de main pour ouvrir un magasin de stockage et, de détaillant, il est passé grossiste. Il s’était simplement rendu compte qu’au lieu d’attendre un hypothétique visa, mieux valait se lancer dans des activités génératrices de revenus en investissant le maigre capital dont il disposait. Conclusion : il est possible de réussir ici. Il faut jouer la carte de la concertation, dénicher des solutions dans l’agriculture et d’autres secteurs porteurs. À son époque, mon père poussait les gens à aller travailler dans l’agriculture et le commerce, avec des recommandations très simples du genre : «  Si vous voulez réussir dans l’agriculture, il faut vous réveiller tôt le matin, être à pied d’œuvre dans votre champ et, clé du succès, éviter le surendettement ;  si voulez faire du commerce, il faut éviter de vous laisser duper par votre créancier, votre clientèle et ne pas tomber dans un penchant naturel à confondre chiffre d’affaires et bénéfices » !

Il est clair que tous les troubles auxquels nous sommes confrontés ici et dans le monde, sont les conséquences du chômage. Il est, de ce fait, indispensable de résoudre ce problème au travers de programmes bien charpentés, notamment dans le secteur de l’agriculture. Précisons : des programmes agricoles qui ne soient pas au seul bénéficie des nantis et des chefs religieux qui, souvent, font travailler des talibés, sans autre salaire que des prières formulées à leur avantage. Des programmes équitables qui bénéficient à tous en permettant de résoudre le chômage par le biais de l’agriculture. 
 
De jeunes sénégalais prennent en masse des pirogues au péril de leur vie pour émigrer en Europe. Comment analysez-vous cette émigration clandestine ? Avez-vous des recommandations à faire à l’État et à la société pour l’éradiquer?

Il est nécessaire de remédier à l’émigration clandestine. Je vois bien que les États tentent d’y faire face mais, à mon avis, les solutions proposées ne sont pas opérationnelles. En effet, on ne peut fournir, aujourd’hui, aucun argument valable aux yeux des jeunes pour les convaincre de ne pas tenter l’aventure, même sachant que c’est au péril de leur vie. Ils veulent partir, un point c’est tout. Des morts, des cadavres rejetés sur les plages, des pirogues qui chavirent dans l’Atlantique, rien de tout cela n’a d’effet sur eux. Ils sont déterminés à émigrer, coûte que coûte,  persuadés qu’il est possible de réussir la traversée et de poser le pied en Europe.  

Les États doivent s’entendre sur un système allégeant les modalités d’obtention des visas afin que les jeunes puissent quitter leur terre natale légalement. Inutile de se voiler la face. Les conditions drastiques d’octroi des visas expliquent en partie la ruée des jeunes dans les pirogues. J’ai dit au ministre de l’Intérieur du Sénégal que les accords sur le rapatriement ne sont pas une panacée valable. Soit on trouve le moyen de retenir ces jeunes au pays, soit on leur facilite l’obtention d’un visa ; mais rapatrier des jeunes qui ont risqué leur vie est une mauvaise solution. Quand ils parviennent au but, mieux vaut les laisser là où ils sont. D’autant que l’Europe a besoin de la force de travail de ces jeunes sénégalais. À chacune de mes visites en Italie, en Espagne, j’en discute avec des officiels et, récemment, la  Présidente du Conseil régional de Palma de Majorque me confirmait ce besoin de main d’œuvre, notamment dans le secteur agricole. Et si elle stigmatisait l’immigration clandestine, elle préconisait, parallèlement, un assouplissement des conditions d’entrée en Espagne des jeunes Africains. 

J’ai été témoin, en Espagne, de la première vague de jeunes venus en pirogues. J’étais contre leur rapatriement au Sénégal. J’ai demandé aux Sénégalais vivant sur place de protéger leurs compatriotes, de leur porter secours, de les aider et de leur montrer la voie pour trouver du travail. Je leur ai même proposé de créer un Fonds de solidarité sociale pour une meilleure entraide.

À la vérité, il n’y a pas de contrôle en amont de l’émigration clandestine, au départ du Sénégal. Il est essentiel de sévir contre les propriétaires de pirogues qui profitent du système et contre les démarcheurs qui leur amènent des clients à l’expatriation. Ce sont des gens qui ne prennent aucun risque et s’enrichissent sans efforts : ils mettent une centaine de quidam dans une pirogue, moyennant un paiement de 500 000 francs CFA (environ 1 000 dollars) par personne et confie la navigation à un acolyte. Que la pirogue arrive ou non à bon port, ils s’en lavent les mains ! C’est pourquoi, nous aussi, chefs religieux, nous devons combattre ce phénomène. Nous devons aborder la question, non pas en faisant de grandes déclarations sans lendemain à la radio ou à la télévision, mais en réalisant un travail de fond dans les quartiers, dans les familles. Il faut savoir s’adresser à une mère prête à vendre tous ses biens pour financer le voyage clandestin de son enfant, dans l’espoir, ultérieurement, de recevoir  des fonds, de posséder maisons et meubles, d’avoir les moyens de se rendre à la Mecque… comme sa voisine qui a un enfant émigré en Europe ou aux États-Unis après des années de chômage au Sénégal. C’est un véritable drame. Il nous arrive de recevoir des familles qui nous demandent de formuler des prières pour leur enfant parti depuis deux ou trois ans et dont elles sont sans nouvelles. Évidemment, elles refusent l’idée que leur enfant est peut-être mort. C’est un drame, un problème d’État, un problème national qui concerne tout le monde. Et l’État doit être plus ferme dans ses négociations avec les nations européennes comme l’Espagne, la France, l’Italie dont les ressortissants ne rencontrent aucune difficulté pour se rendre dans nos pays. 

La présence des enfants en train de mendier dans les rues des villes du Sénégal, à Dakar en particulier, est un problème connu de tous. Comment analysez-vous ce phénomène ? En quoi l’Islam est-il concerné par cet état de fait ? Quelles solutions préconisez-vous pour mettre fin à la mendicité des enfants de la rue ?

Le phénomène des enfants de la rue est un problème pour tous les pays en voie de développement. Quand je suis allé en Europe la première fois, en 1970, j’ai eu l’occasion de visiter Paris, Milan. (Pour l’anecdote, j’ai débarqué en kaftan, ignorant tout des conditions climatiques locales ! Si bien que mon premier geste en terre européenne fut de m’acheter un costume et un manteau avant même de me rendre chez mes hôtes ! Suivant d’ailleurs, en cela, une recommandation de mon père qui disait : « Si tu arrives dans un pays, sois comme ses habitants, mais sans te séparer de ce que tu es !») À mon retour au Sénégal, interrogé sur ce que j’avais vu en Europe, ma réponse a porté sur les trois choses qui ne s’étaient pas présentées à mon oeil : des grand’ places (sorte de salons en plein air où des gens se rassemblent pour palabrer toute la journée) ; des tas d’ordures dans les rues ; et des enfants errant en milieu urbain ! C’est vous dire que le sort des enfants et leur éducation ont été, de longue date, une préoccupation chez moi.

À l’époque où j’ai créé, pour la première fois, un daara – une école coranique –, la tradition voulait qu’on envoie les enfants mendier. C’est mon père qui m’avait recommandé de créer ce daara, mais il m’avait fermement interdit d’envoyer les enfants mendier. Pour lui, la mendicité ne pouvait produire que des effets négatifs tant sur l’enfant que sur l’enseignant l’envoyant mendier. Et, jusqu'à présent, nous avons toujours respecté cette interdiction. Il faut, certes, mettre des daara sur pied, mais nous devons lutter contre ceux qui créent des écoles coraniques dans le seul but d’exploiter les enfants à leur profit, en les envoyant mendier toute la journée et les obligeant à leur verser quotidiennement de l’argent. Quand on a en charge 40 enfants qui vous rapportent chacun 200 francs par jour, sans rien apprendre, c’est de la pure exploitation économique. Chaque fois que je rencontre des enfants de la rue dans des parkings, des stations service…, je discute avec eux et m’aperçois qu’on ne leur apprend rien en matière islamique. Force est, cependant, d’avouer à leur décharge que certains enseignants coraniques reçoivent des enfants sans percevoir quoi que ce soit des parents et, ces bouches, il faut bien les nourrir. C’est donc là, un phénomène qui mérite d’être pris à bras-le-corps, de manière collective. La société a le devoir de prendre soin des enfants, comme l’a enseigné le prophète Mohammed avec ce que j’appellerai la règle des 3 fois 7. Le prophète de l’Islam dit que, jusqu'à 7 ans, l’enfant doit être un « roi » pour ses parents qui ont à charge de satisfaire ses besoins, de s’amuser avec lui et de ne lui faire porter aucun fardeau. C’est à l’âge de sept ans seulement qu’il doit commencer à apprendre, à être éduqué ; enfin, à partir de 14 ans il convient de commencer à le responsabiliser pour finalement l’émanciper totalement à 21 ans. Le prophète a mis cela en pratique. Il était content de jouer avec les enfants, il leur donnait souvent un sobriquet affectif.

Pour finir sur le sujet, reconnaissons que l’urbanisation incontrôlée a sa part de responsabilité aussi bien sur ce phénomène que sur celui de la délinquance juvénile. D’ailleurs, au Président de la République qui m’exprimait son désir de faire de Tivaouane une grande ville religieuse, j’avais dit en retour que son souhait était louable, mais que nous ne voulions pas voir la ville devenir une capitale de la délinquance. La seule issue pour amoindrir les risques est une urbanisation contrôlée. Les enfants de la rue sont partout dans les grandes villes et nous œuvrons à mettre fin à cette tragédie, mais il faut du tact. Nous appuyons le programme que vous avez initié (le Partenariat pour le retrait des enfants de la rue), mais je réitère, ici, ma conviction que le succès dépendra du consensus national, de l’implication de tous les leaders religieux, des parents et de l’État. Avec ce programme fédérateur, je suis optimiste quant au retrait des enfants de la rue !

Source « Echos  de la Banque mondiale-Magazine du bureau régional de la Banque mondiale à Dakar ».

 



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