Engouement autour du ludo

Malgré les exhortations des prêcheurs appelant les jeûneurs à consacrer leur temps de diète à des choses plus utiles, le ludo n’est pas près de disparaître du paysage «ramadanesque». Ce jeu populaire, qui se joue à quatre joueurs ou moins, refait surface à chaque Ramadan au grand bonheur des vendeurs et autres jeûneurs qui y trouvent une belle occasion de tuer le temps en ces longues heures de privation.

Autant les friandises et boissons inondent le marché du Ramadan, autant le ludo y tient une place de choix. Ce jeu populaire fait en effet l’affaire de vendeurs, comme Matar Sèye, sachant flairer les opportunités d’affaires. «A l’approche du Ramadan, j’avais fait une commande de 50 plateaux de ludo. Le lundi précédant juste la veille du Ramadan, j’ai encore fait une commande de 25», note ce vendeur de friperie installé au marché de Rufisque évaluant le restant du stock à «une dizaine de plateaux» au prix variant entre «500 et 2 000 francs» qu’il espère écouler avant la fin du mois béni. Interrogé sur les bénéfices issus de la vente de ludo en ce temps relativement court, le jeune «Baol-Baol» ne s’y épanche outre mesure. «Je remercie Dieu», dit-il tout sourire. Le ludo est très prisé par les Sénégalais en période de Ramadan et son coût relativement bas le rend accessible à toutes les classes sociales. 

Certains n’achètent pas, mais ne font que dépoussiérer le plateau facilement conservable dans un petit coin. C’est le cas de Rama Faye, une vendeuse au marché central de Rufisque qui exhibe fièrement son ludo lui tenant compagnie pendant déjà 6 mois avant le Ramadan. Plus qu’un jeu, il demeure un palliatif contre les heures de diète des jeûneurs sénégalais en faisant écouler le temps. En famille, entre amis ou vendeurs partageant le même trottoir et même au collège, ce plateau de quatre cases (vert, jaune, rouge et bleu) avec lequel le hasard des dés devra conduire les quatre pions de chaque joueur à terminer le parcours avant les autres crée des  regroupements spontanés. Un résonnement de dés agités dans un pot en caoutchouc lequel, s’écrasant synchroniquement sur le verre du plateau de jeu pour étaler la mise. Ces sonorités sèches sont perceptibles à tout coin de rue. 

«Depuis mon adolescence, le ludo a toujours été là pour accompagner mes journées du mois de Ramadan», note Rama Faye, jouant en duel avec un adversaire d’un âge moins avancé. «Je ne me lève que pour faire mes prières ou lorsqu’un acheteur entre dans ma boutique», fait remarquer la quinquagénaire mal en point pour cette partie jouée avec deux dés. «Il est trop chanceux avec des six (maximum de points d’un dé servant à démarrer un parcours, faire sortir un pion de prison, surmonter un barrage) qui n’en finissent pas, mais attention ! ludo dafa tereudi (peut basculer très rapidement)», lance-t-elle au sujet de son adversaire, les yeux rivés sur le plateau. 

Sur la même allée, des élèves du Cem Abdoulaye Sadji de Rufisque ont improvisé à la devanture de leur établissement une partie à quatre au profit d’un intercalaire de deux heures de temps. L’atmosphère y est beaucoup plus bruyante. Cris aigus et éclats de rires accompagnent la partie presqu’à son terme avec les deux derniers joueurs. Le pot de jeu jeté en l’air et la foule qui se disperse instantanément sous les «ndaaré ndaaré» (dernier dernier) moqueurs entonnés par la bande de camarades. De quoi soulever l’ire du perdant se refusant même à ranger les dés et pions. La passion autour de ce jeu populaire est telle que, bien des fois, une partie peut se terminer sur des disputes. Un perdant irascible, fustigeant l’intrusion partisane d’un spectateur ou s’offusquant des railleries des adversaires… L’étincelle est toute proche pour faire dégénérer l’ambiance. 

C’est la principale raison qui a incité Moussa Diop à cesser de pratiquer pendant le Ramadan ce jeu qu’il aime bien. «La tension monte vite autour du ludo», note-t-il, assurant avoir pris l’option d’arrêter suite à une «vive altercation avec un ami lors d’un duel épique». Une mésaventure datant de «cinq années» qui fait depuis lors de Moussa Diop un simple spectateur. Selon lui, il y a un lien invisible entre colère et faim. «Avec la faim, la colère monte plus vite et des débordements peuvent arriver à tout moment», analyse le trentenaire au discours très marrant. Dans les quartiers populaires comme Dangou, Diokoul ou Thiawlène, les petits se procurent le ludo, à côté du petit modèle cédé à 500 francs, en reprenant sur du carton ou une feuille blanche le tracé du ludo qu’ils peuvent reproduire même les yeux fermés. Ce qui ancre davantage ce jeu populaire auquel s’initient les populations dès le bas-âge. 

Pourtant, les prêcheurs religieux n’encouragent pas une telle pratique. Leurs injonctions dans un pays à 95% musulman n’impactent point de manière perceptible l’usage du ludo en période de Ramadan. «Le musulman doit se détourner de toute futilité durant le jeûne», explique l’imam Daouda Sène, apostrophant à ce propos la pratique du ludo qui entre dans «la catégorie des jeux de hasard proscrits par la religion». 

Un propos que tempère toutefois l’islamologue Ass Diouf. «On ne peut pas dire que c’est interdit, mais ce n’est pas conseillé», note-t-il à propos du ludo. Selon lui, le mieux durant le jeûne est de se consacrer à des choses utiles. «Le prophète (Psl) nous a enseigné d’observer le jeûne avec piété et en faisant des actes de bienfaisance», déclare-t-il, relevant «la lecture du Coran» comme une des plus préférables. Nonobstant la mise en garde, les passionnés continuent avec leur passe-temps favori même après l’iftar ; et ce, jusque tard dans la nuit.