AXE PARIS- DAKAR : Pourquoi Rufin dérange

Les premiers moments qui ont suivi l’annonce du départ de Jean-Christophe Rufin, qui quitte ainsi l’ambassade de France au Sénégal, sont assez illustratifs. On a, en effet, pu lire sur le site de Rfi les commentaires faits par ce dernier sur les raisons de son départ. Une interview, à certains passages, élogieuse à l’endroit du Président Wade, mais pas pour son fils Karim. Tout un programme !

Interrogé sur ses relations avec Me Wade, Jean-Christophe Rufin a servi la réponse suivante : «Les relations avec le président ont toujours été très fortes… Je n’hésite pas à le dire, j’ai une admiration pour l’homme politique qu’est Abdoulaye Wade qui, incontestablement, sait être en phase avec les écoutes de son pays. C’est un homme qui, je crois, au terme de ses deux mandats, va laisser un bilan important, aura changé la face de ce pays, aura changé notamment la capitale, aura changé beaucoup de chose... Donc, c’est une relation d’admiration. Mais aussi de discussion et nous avons souvent eu des échanges nourris, vifs. Toujours dans le respect. C’est un homme que je respecte. C’est un homme auquel, ne serait-ce que par son âge, on doit déférence. Mais, c’est un homme avec lequel il y a un contact intellectuel stimulant.» Le journaliste le relance : «Et avec Karim, son fils ?» Réponse de Rufin : «Je préfère ne pas m’exprimer.» Ce refus de répondre est illustratif de l’état des relations entre les deux hommes. En vérité, Jean-Christophe Rufin n’a jamais voulu plier l’échine devant Karim Wade. Cette posture explique bien des crispations entre les deux hommes, comme nous avons déjà eu à le dire dans ces colonnes. A Dakar, comme à Paris, les connexions sont les mêmes. C’est le Secrétaire général de l’Elysée, Claude Guéant, et le redoutable lobbyiste Robert Bourgi face à la Kouchner connexion. Un combat épique dont Dakar n’est pas le seul théâtre, puisque Libreville aussi en ressent les contrecoups. Les deux camps, faut-il encore le rappeler, n’ont ni les mêmes motivations, ni la même éthique. 

La personnalité de Rufin en question

Mais au-delà de cette donne liée surtout à la géopolitique et aux relations teintées de «françafricanité» entre Dakar et Paris, c’est surtout et avant tout, la personnalité du désormais ex-locataire de la résidence française du Cap Manuel qui dérange. C’est que Rufin est un homme estampillé trop libre. «Electron incontrôlé et incontrôlable», selon les bons termes d’un de ses proches. Il est trop grand voyageur pour accepter de plier l’échine au nom d’intérêts primaires et immédiats. Rufin connaît trop bien l’Afrique ou  les «Afriques», pour figer ses convictions dans un programme de dévolution de type monarchique du pouvoir. C’est en cela qu’il s’écarte de l’esprit de la Françafrique et rame à contre-courant d’un Bourgi qui n’hésite pas à soutenir Bongo-fils, au nom, non pas de la France profonde, mais d’intérêts de clans. Jean-Christophe Rufin préfère prendre des risques en envoyant, par exemple, des télégrammes salés à l’Elysée pour qu’un plus grand contrôle soit exercé sur l’usage des fonds de financement au développement. C’est le «Canard enchaîné» qui révèle, en décembre 2008, les fuites dans un système réputé pourtant sûr : «Venir en aide au Sénégal sans lui demander de réformer profondément son système politique reviendrait à fournir à un toxicomane la dose qu’il demande, mais qui le conduit un peu plus sûrement vers sa fin.» Ce télégramme vaut son pesant d’or et renseigne sur Rufin, qui n’est pas diplomate de carrière, et qui dira plus tard que c’est pour se faire entendre qu’il a utilisé cette tonalité.

Beaucoup de Sénégalais ont apprécié cette posture qu’ils n’ont pas interprétée comme une forme d’ingérence. Mais plutôt comme le signe que le très spécial ambassadeur de France accorde au mieux-être de nos compatriotes. En vérité, ce médecin, qui a piqué cette passion à son grand-père, ne supporte pas l’arrogance de ces hommes qui, parce qu’ils occupent une posture de pouvoir, s’arrogent tous les droits au détriment des «malades». Son ouvrage, «Un léopard sur le garrot, Chronique d’un médecin nomade», une sorte d’autobiographie, dénonce avec force la froideur (ou l’insolence) de cette caste de blouses blanches, devant la mort. La perversion de cette «médecine moderne et technicienne», bien souvent insensible aux tragédies qui se jouent entre les salles d’opération ou dans la solitude des lits de mort. Une sorte de traumatisme de ces années d’étudiant qui annonçaient déjà l’aventure humanitaire. Il suffit de remplacer les uniformes de médecins par les costumes-cravates de nos dirigeants pour comprendre le jeu. Sans doute, Rufin qui a parcouru le monde, qui s’est marié avec une Éthiopienne, ne s’est jamais départi de ces convictions que les hommes sont de grands malades qu’il faut aider à bien mourir. Et ce n’est point un hasard si ses amis - ils sont bien nombreux à être Sénégalais, à l’image du sculpteur Ousmane Sow - sont généralement d’un certain caractère. Libres… C’est paradoxalement ce «diplomate» de circonstance, souvent froid avec les personnes qui ne lui inspirent pas trop confiance, qui a réussi à réconcilier les Français avec une certaine élite locale du Sénégal. Rufin est apprécié des Sénégalais qui admirent en lui son courage, sa liberté et sa profonde générosité qui ont indisposé le régime en place. Son remplaçant aura bien du pain sur la planche