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«Rage», ou comment Trump s'est tiré une balle dans le pied

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Donald Trump à Washington DC le 19/09/2020
Dans le dernier livre de Bob Woodward, on assiste au sabordage de Trump par Trump.

Si les livres peuvent encore avoir un impact politique (et c'est un si très spéculatif), alors Rage, dernier profil présidentiel en date signé Bob Woodward, devrait devenir un best-seller susceptible de déterminer l'issue de l'élection. Il ne se contente pas de citer des sources anonymes critiquant les politiques et la personnalité de Donald Trump: il attrape le principal intéressé en flagrant délit de débitage d'âneries accablantes (lors de dix-sept interviews, accordées de janvier à juillet 2020), officielles et enregistrées. Tout le monde attendait que quelqu'un·e fasse fuiter des enregistrements secrets de Trump en train de dire des choses épouvantables. Qui aurait pu prédire qu'il les confierait de lui-même à un des journalistes les plus célèbres du monde, étant enregistré et en le sachant!

Vous avez sans aucun doute lu ou même entendu le plus gros scoop: Trump savait déjà en janvier que le coronavirus était bien plus mortel que la grippe, que sa transmission était aéroportée et qu'il ne tuait pas que les personnes âgées mais aussi les jeunes. Ce qui ne l'a pas empêché d'expliquer au public que tout allait bien et que les microbes allaient bientôt disparaître –aujourd'hui encore, il encourage des milliers de supporters à assister à des meetings bondés à visage découvert, il se moque de Joe Biden parce qu'il porte un masque et il fait pression sur les universités des Big Ten pour qu'elles reprennent leurs matchs de football, et ce pour son divertissement personnel.

La véritable nouvelle ici c'est que contrairement à ce que l'on pensait à l'époque, Trump n'a pas ignoré les scientifiques ou récusé leurs conseils lorsque la pandémie a éclaté. Non, il a très bien compris leurs analyses et leurs prédictions. Il a juste décidé de ne rien faire –et, pire encore, d'encourager les autres à ne pas faire grand-chose non plus. Avant, nous ne pouvions que spéculer que Trump était personnellement responsable de la mort de dizaines de milliers de personnes; maintenant nous le savons. Woodward lui a soutiré d'autres révélations, moins médiatisées mais tout aussi impressionnantes.

«Plus ils sont durs et malfaisants, mieux je m'entends avec eux»

Par exemple, il a obtenu les lettres échangées avec le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un –«des lettres magnifiques», selon le président américain– qui révèlent que Trump était encore plus crétin qu'on ne le croyait. «Chère Excellence», commence la première lettre de Kim, et Woodward ajoute que Trump a relevé cette salutation ultra respectueuse «avec fierté». Un autre joyau épistolaire de Kim commence ainsi: «Je suis ravi d'avoir noué de bonnes relations avec un homme d'État aussi puissant et éminent que Votre Excellence», avant de comparer leur rencontre à «une scène de film fantastique». Woodward rapporte que ces lettres ont «émerveillé» les analystes de la CIA, impressionnés par le talent déployé par leur auteur pour flatter le «sentiment de grandeur de Trump» et son désir d'être vu en train de prendre «une place centrale dans l'histoire».

Quand Woodward lui demande de raconter ses impressions lors de sa première rencontre avec Kim au sommet de Singapour, Trump répond: «Il y avait plus de caméras que je n'en avais jamais vu je crois, plus de caméras qu'aucun être humain dans l'histoire [sic]», plus encore qu'il n'en avait vu à la cérémonie des Oscar. Ensuite, il offre à Woodward une affiche le montrant en train de serrer la main de Kim à la frontière entre les deux Corée. «C'est moi et lui», dit-il à Woodward, tout excité. «C'est la ligne, voyez? Ensuite je suis passé par-dessus la ligne. Plutôt cool.» Il poursuit en se vantant que Kim «me dit tout. [...] Il a tué son oncle et a déposé le corps juste sur les marches, là où sortaient les sénateurs. Et la tête était [...] coupée, posée sur le torse. Nancy Pelosi a dit: “Oh, destituons-le.” Vous trouvez que c'est un truc de dur? Ça, c'est un truc de dur.» Une vraie groupie. Pas étonnant que Kim et tous les autres dictateurs de la planète roulent le président américain dans la farine; c'est une cible si facile.

À un moment, en parlant du président turc Recep Tayyip Erdo?an, Trump dit à Woodward: «C'est drôle, les relations que j'ai, plus ils sont durs et malfaisants, mieux je m'entends avec eux. Vous savez? Il faudra m'expliquer ça un jour, hein?» Woodward écrit: «Ça ne serait pas trop difficile à expliquer, ai-je pensé, mais je n'ai rien dit.»

Dans tout le livre, Woodward exprime à quel point il est choqué (et on se demande bien pourquoi) par la superficialité de Trump. 

Quand on l'interroge sur sa stratégie pour gérer la pléthore de crises qui le frappent, Trump réplique: «Je n'ai pas de stratégie», à part «faire du bon boulot». Il dit qu'il a su tout de suite que Kim et lui s'entendraient à merveille, de la même manière que «quand vous rencontrez une femme, en une seconde vous savez si oui ou non il va se passer un truc». Trump ne cesse d'étaler, encore et encore, son insécurité pathologique. «Je ne crois pas qu'Obama soit intelligent», juge-t-il. Et il ajoute: «Hey écoutez, j'ai été dans les meilleures écoles, j'étais très bon. [...] Vous savez, ils parlent de l'élite [...]. Ils ont de belles maisons. Non, moi j'ai beaucoup mieux qu'eux, j'ai tout mieux qu'eux, y compris l'éducation.» Son oncle, comme il l'a répété moult fois, était un brillant professeur au MIT qui s'y connaissait en armes nucléaires –«donc je comprends ces trucs-là», explique le président. «Vous savez, c'est génétique.» Il se vante d'être numéro 1 sur Twitter et Facebook, comme si ce genre de distinction pouvait avoir la moindre importance pour un être humain adulte. Woodward a fait ses recherches et révèle qu'en réalité, il a le neuvième compte le plus populaire sur Twitter et qu'il est dépassé par plusieurs dizaines d'autres sur Facebook.

Enfin il y a, va-t-on dire pudiquement, l'insensibilité raciale de Trump. Au milieu des manifestations qui ont suivi le meurtre de George Floyd par la police, Woodward confie à Trump qu'en tant que Blanc privilégié, il n'a compris que très récemment la nécessité d'appréhender et de gérer la colère et la souffrance des Noir·es, et il demande à Trump s'il a eu le même genre de révélation. Trump répond: «Non. Vous gobez vraiment n'importe quoi, hein? Non mais écoutez-vous. Wow. Non, je n'ai pas du tout cette impression» –puis il prétend, pour la énième fois, qu'il en a fait davantage pour aider les Noir·es que tous les autres présidents à part Abraham Lincoln, mais ajoute: «Honnêtement, je ne ressens aucun amour en retour.»

Les meilleures sources de Bob Woodward

«Trump n'est pas l'homme qui convient à ce poste», écrit le journaliste à la toute fin du livre, et si cette bombe ne détone clairement pas avec la violence qu'il attendait, elle étonne un tantinet car c'est le genre de jugement que Woodward –l'ancien parvenu devenu chroniqueur poli du gratin de Washington– n'a jamais exprimé si ouvertement dans ses livres précédents.

À 77 ans, bien plus d'une demi-vie après que lui et Carl Bernstein ont fait tomber le président Richard Nixon avec leur reportage sur l'affaire du Watergate, Woodward semble plus désireux –et se sent peut-être plus légitime– de prendre place dans le récit et d'exprimer ouvertement son point de vue. Sous bien des aspects cependant, il est le même. Il n'a pas son pareil pour amasser des documents secrets, des informations d'initiés, des scoops éclatants. Mais il est aussi prisonnier de ces scoops. Il ne sait pas vraiment quoi faire avec. Il compte minutieusement tous les anneaux des arbres à terre mais il ne regarde pas la forêt de près ni ne se demande pourquoi ces arbres sont tombés. Dans une interview accordée en 1989 à Playboy, dirigée par le journaliste et historien J. Anthony Lukas, Woodward a reconnu que l'analyse n'était pas son point fort et ajouté: «Je suis tout bonnement incapable, et c'est un gros défaut, de prendre A, B, C et D et de dire: “OK, maintenant on a E.”» Si vous voulez connaître ce qui a motivé Kim lorsqu'il a rencontré Trump ou pourquoi leur deuxième sommet à Hanoï, au Vietnam, a été une catastrophe, Woodward n'est pas l'auteur qu'il vous faut. Si ce que vous attendez c'est une visite à grande échelle du paysage politique dans lequel Trump exerce son pouvoir, là encore allez voir ailleurs.

Le truc de Woodward, ce sont les portraits de présidents confrontés au pouvoir et à des crises. Même là, il est très dépendant de ses sources et on peut toujours déterminer quelles sont les meilleures sources de Woodward, parce que ce sont elles qui finissent par en ressortir grandies. Jim Mattis, général à la retraite qui a démissionné en protestation lorsqu'il était secrétaire à la Défense de Trump, a clairement été une source majeure de cet ouvrage.

Dans tout le livre, Woodward exprime à quel point il est choqué (et on se demande bien pourquoi) par la superficialité de Trump.

Par conséquent, nous pouvons y lire: «Mattis avait une apparence de marin stoïque et une posture ostentatoirement autoritaire, mais son sourire ouvert, éclatant et engageant adoucissait son aura.» Autre source majeure: Dan Coats, que Trump a renvoyé lorsqu'il était directeur du renseignement national. Et donc: «Dan Coats est un homme à l'apparence faussement tranquille. Détaché, jamais sur la défensive, il ne se laissait pas impressionner par la complexité des choses. Mattis se surprenait souvent à penser que Coats était un haut fonctionnaire modèle –trop honnête, peut-être.»

Woodward semble aussi avoir beaucoup échangé avec Jared Kushner, gendre et conseiller spécial de Trump, qu'il décrit comme un homme «intelligent, organisé, sûr de lui et arrogant» –définition dont Kushner s'est probablement gobergé en société. Mais même Woodward arrive à lire à travers la superficialité couarde de Kushner. Il cite l'ancien secrétaire d'État Rex Tillerson (autre source traitée avec égards), qui aurait trouvé les ronds de jambe de Kushner devant le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou «à vomir». Et il cite le gendre du président, après les départs volontaires ou forcés de Mattis, Tillerson et d'autres, disant: «Nous nous sommes débarrassés d'un bon paquet d'idiots trop sûrs d'eux», ce qui permet à l'administration d'avoir dorénavant «beaucoup plus de gens sérieux qui en gros savent rester à leur place et savent quoi faire» –prouvant que Kushner est tout aussi enclin au sabordage et apte aux projections que son beau-père.

Rage est un ouvrage de meilleure qualité et plus précieux que Fear, le premier livre de Woodward sur la présidence de Trump, parce qu'il est construit autour de ses conversation avec Trump lui-même –et le nombre de balles que le président se tire dans le pied est, même selon ses critères à lui, assez remarquable.

Qu'est-il allé faire dans cette galère?

Pourquoi Trump a-t-il accepté de parler à Woodward? En partie pour les mêmes raisons qui motivent nombre de célébrités passées avant lui: parce que cela signifie qu'elles finiront dans les livres d'histoire et que si elles arrivent à charmer Woodward, elles apparaîtront sous un jour flatteur. Trump était clairement convaincu qu'il était capable de charmer Woodward. Fear «était affreux, mais c'était ma faute. J'aurais adoré vous voir. Mais ils ne m'ont pas dit que vous aviez appelé», lui a-t-il confié. Ça aussi, c'est un mensonge: le sénateur Lindsey Graham avait exhorté Trump à parler à Woodward pour ce premier livre et pour le second aussi –politesse que Woodward lui rend en disant que Graham, parfois, «délivrait des conseils avisés, pressant Trump d'adopter un point de vue stratégique». Un exemple: lorsque Graham dit à Trump (ou en tout cas dit à Woodward qu'il a dit à Trump) que l'approche par «la loi et l'ordre» des tensions raciales du pays du président rappelle le ségrégationniste George Wallace et que cela va lui coûter les élections.

Donc Trump parle à Woodward, pendant des heures. De temps en temps, il s'inquiète à haute voix à l'idée que le stratagème fasse long feu. «J'espère que je ne suis pas en train de perdre mon temps», confie-t-il au journaliste. Il se rappelle que George W. Bush «a passé plein de temps avec [lui], et qu'[il] l'[avait] fait passer pour un imbécile». Le livre sur Trump sera sûrement aussi un «bouquin pourri», estime le président, parce que c'est comme ça que les journalistes le traitent, c'est comme ça que tout le monde le traite.

Woodward est le premier à transcrire Trump en train de verbaliser son narcissisme et sa paranoïa sans s'en rendre compte, ce qui le rend encore plus dangereux. 

À un moment dans le livre, Trump se plaint à Lindsey Graham de toutes les injustices qui lui tombent dessus –la pandémie, le confinement, le meurtre de Floyd, les manifestations. «Ça fait partie du jeu quand on est président», répond Graham. «Il se passe des choses.» Mais non, Trump se considère comme le malheureux objet d'une injustice cosmique, comme une victime de l'univers. Au cours de l'une de leurs interviews, il montre à Woodward des vidéos extraites de son discours sur l'état de l'Union de 2019. La caméra montre le sénateur Bernie Sanders qui, aux yeux de Woodward, «a l'air de s'ennuyer», ce que Trump interprète d'une tout autre manière. «Ils me détestent», affirme Trump. «C'est de la haine que vous voyez là.» Ensuite ils passent à un plan de la sénatrice Elizabeth Warren, «qui affiche une expression neutre et sans la moindre émotion». Trump s'exclame: «De la haine!» Puis c'est au tour de la sénatrice Kamala Harris, «au visage sérieux, voire poli». Trump la montre du doigt et se met à crier: «De la haine! Regardez cette haine! Regardez cette haine!»

Woodward n'est pas le premier auteur ou journaliste à décrire Trump comme un narcissiste dangereux, trompeur, paranoïaque et empêtré dans des situations inextricables. Mais il est le premier à transcrire Trump en train de le verbaliser lui-même, encore et encore, apparemment sans s'en rendre compte, ce qui le rend encore plus dangereux. Et pour ça, Rage est une mine d'or.

Le directeur de la rédaction audio du site américain Slate.com est le gendre de Bob Woodward. Il n'est pas intervenu dans l'édition de cet article.


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