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Clarence Delgado, Cinéaste « Sembène était un grand intellectuel africain, très apprécié et reconnu dans le monde »

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Clarence Delgado, Cinéaste « Sembène était un grand intellectuel africain, très apprécié et reconnu dans le monde »

Après la disparition de Sembène Ousmane le 9 juin 2007, l’une des premières personnes que nous avons rencontrées est Clarence Delgado, qui a été son assistant pendant un quart de siècle. Au cours de cet entretien exclusif qui a eu lieu le 1er août 2007, dans le bureau de Sembène, M. Delgado nous a parlé de ses relations assez particulières avec le défunt cinéaste, de la confiance qui prévalait dans cette relation de père à fils. Il nous a également parlé de l’œuvre littéraire et cinématographique de Sembène, en mettant l’accent sur son caractère exceptionnel et sur le fait que Sembène est unique en son genre. Pour le cinéaste sénégalais, Clarence Delgado, Sembène mérite un grand hommage en raison du travail exceptionnel qu’il a fait durant sa carrière pour que les Africains soient fiers de leur culture. Nous vous proposons cet entretien avec Clarence Delgado, presque un an après sa réalisation, en hommage à Sembène.

Comment ressentez-vous le vide qu’a créé sa disparition ?

Je m’étais préparé à cela depuis quelque temps.  Pour le moment, je ne mesure pas encore la perte de Sembène. C’est un peu tôt.  Je suis en train de faire mon deuil. Pour moi, il est encore présent. A preuve, je vous reçois dans son bureau. Nous avions pris l’habitude de travailler à distance depuis qu’il était malade. Nous nous téléphonions chaque jour. Nous nous rencontrions au moins trois fois par semaine. Peut-être dans un ou deux mois, je commencerai à sentir le vide. Mais pour le moment, pour moi,  Sembène est encore vivant.

Quel est le meilleur souvenir que vous garderez pour le reste de votre vie de vos rapports au quotidien avec Sembène ?

Le meilleur souvenir est la franchise et la confiance qui caractérisaient nos rapports. L’autre souvenir important est ce rapport de père à fils que j’avais avec lui.  Il y avait un lien très fort entre lui et moi. Au simple regard, nous nous comprenions. Même dans le silence, nous communiquions.

Pendant combien d’années avez-vous travaillé auprès de Sembène ?

J’ai travaillé avec lui pendant au moins vingt-cinq ans. Pendant un quart de siècle, si on n’arrive pas à connaître le bonheur, si on n’arrive pas à s’apprécier, s’il n’y a pas une confiance mutuelle, ce serait impossible de continuer à travailler ensemble.

Et comment s’est faite la première rencontre avec Sembène ?

La première rencontre avec Sembène était assez pathétique. C’est un autre doyen du cinéma sénégalais, en l’occurrence Paulin Soumanou Vieyra, qui m’a mis en contact avec lui. Depuis cette rencontre, il y a une sympathie qui était née entre nous deux.

Comment Sembène était apprécié par les autres cinéastes sénégalais ?

Sembène était un «ours ». Il était un personnage particulier avec son caractère. Beaucoup de gens n’aimaient pas Sembène. Ils ne l’aimaient pas mais ils faisaient du Sembènisme. Malheureusement, ils n’avaient pas son talent car il savait à la fois écrire, réaliser et produire des films. Ce n’est pas donné à tout le monde d’avoir les qualités que Sembène possédait. Parmi ceux qui voulaient faire comme lui, beaucoup se sont cassé la figure. C’est quelqu’un qui est parti de rien, qui s’est formé, s’est forgé, à travers toutes les étapes, a fait toutes sortes de métier, a beaucoup lu, a écrit des romans, des nouvelles, des poèmes. Il s’est rendu compte que le cinéma était beaucoup plus accessible aux populations que le roman. Il avait envie de toucher beaucoup plus de personnes avec ses œuvres. 

Quel héritage Sembène aurait légué à votre avis aux autres cinéastes sénégalais ?

Sembène Ousmane aurait légué aux cinéastes sénégalais cette fierté d’avoir une culture et surtout de ne pas tendre la main.

Le fait de ne pas vouloir tendre la main ne constituerait pas un obstacle à la production ?

J’avoue que c’est difficile de ne pas vouloir tendre la main. Ce qui est encore plus difficile dans les rapports avec l’Occident, est de trouver un compromis sans se compromettre.  Cela est d’autant vrai que les Occidentaux veulent toujours nous imposer leur image. Par exemple, les Européens veulent nous imposer leur Afrique à eux qui n’est pas la nôtre.  Les Américains, pour leur part, dès  qu’ils vous donnent un dollar, ils cherchent à vous imposer leur vision, leur façon de faire. C’est assez difficile. C’est donc une gymnastique intellectuelle de trouver un compromis sans se compromettre. Toute la difficulté est à ce niveau.

Sembène travaillait sur certains projets de film comme ceux sur Samory et La confrérie des rats. Est-ce qu’il y tenait toujours jusqu'à la fin de sa vie ?

En ce qui concerne Samory, il y tenait toujours. C’est une tres belle histoire. Etant donné que c’est un film qui devrait couvrir plusieurs époques, les coûts de productions étaient très élevés.  A un moment donné, je lui avais suggéré de comprimer l’histoire afin d’en faire un film qui dure deux à trois heures. Il a essayé mais il n’était pas satisfait. Ce qu’il voulait faire, c’était de rencontrer toute l’histoire de Samory.

Pourquoi il y tenait tant ?

Je ne sais pas vraiment. Je crois qu’il se voyait à travers Samory. Il  a vraiment travaillé pour la réalisation de ce film.  Il a fait beaucoup de voyages à travers l’Afrique pour cela. Il a fait d’énormes recherches. J’avoue avoir appris plein de choses sur l’histoire de Samory grâce à l’écriture du scénario.

Où est-ce qu’il en était à propos de La confrérie des rats ?

Il tenait beaucoup aussi à ce film car il devrait clore la trilogie qu’il avait commencée avec la réalisation des films comme Faat Kiné et Moolaadé. La confrérie des rats avait pour sujet principal la bonne gouvernance. Il y avait un moment où il ne trouvait même pas la fin du scénario. Il y a travaillé pendant cinq, six mois. Il n’était pas satisfait car il voulait une belle fin. Ce qui m’a énormément surpris et touché est qu’après son opération chirurgicale à l’hôpital, il m’a appelé le jour même qu’il est sorti des soins intensifs, pour me dire qu’il a trouvé la fin du scénario de La confrérie des rats.  J’étais très content parce que c’est la première fois, que j’ai vu Sembène heureux, pendant toute cette période de maladie. Ce qui voudrait dire que même dans le coma, la tête de l’artiste continuait à fonctionner. Il m’avait alors demandé de préparer le scénario parce qu’il était convaincu qu’il allait pouvoir reprendre le travail après l’opération qu’il avait subie. J’avoue que j’étais très content pour lui même si cet instant de bonheur était court. En même temps, j’étais triste. J’ai même pleuré car  il est  parti sans me dire la fin de son film. Il est parti avec.

Comment est-ce que Sembène définissait son rôle de cinéaste ?

Il se définissait toujours comme le militant. C’était toujours une petite partie de sa vie qu’il faisait découvrir dans ses films. Il ne pouvait pas se départir de ce manteau de militant. Même dans les réunions de la Fédération panafricaine des cinéastes, tout le monde se tournait toujours vers Sembène pour qu’il nous fasse des propositions concrètes.

Après sa disparition, les autorités sénégalaises ont annoncé l’organisation d’un grand hommage en son honneur. Quelles couleurs cet hommage devrait prendre pour qu’il puisse répondre à la trempe de l’homme qu’il était ?

Sembène était un grand intellectuel africain, très apprécié et reconnu sur le plan culturel dans le monde entier. On n’est pas prophète dans son propre pays. J’ai beaucoup voyagé avec lui. C’est quelqu’un qui était tres écouté. Il avait sa vision des choses. Il avait toujours cette fierté de l’Afrique. Moi (et je parle au nom de la famille de Sembène aussi), personnellement je ne participerai pas à un hommage à Sembène au cours duquel, on viendrait juste pour parler de lui et repartir. L’hommage à Sembène doit revêtir un caractère concret. Les autorités pourraient mettre en place une Fondation Sembène Ousmane, construire un musée ou créer le Centre national de la cinématographie sénégalaise. Sembène lui-même refuserait de son vivant qu’on se mette ensemble juste pour parler de lui. Je ne vois pas pourquoi, on le ferait après sa mort. Et ce n’est pas son genre. Il était quelqu’un de très pragmatique. L’Etat a très bien compris le sens que j’ai donné à cet hommage et je pense que les autorités tiendront compte de mes suggestions.  

Quelles sont les œuvres de Sembène qui vous ont le plus marqué ?

J’aime beaucoup son premier court-métrage Borom Sarret. Je trouve que ce film n’a pas vieilli.  J’aime bien aussi Le mandat, Les bouts de bois de Dieu ainsi que Vehi-Ciosane. J’aime plus les nouvelles de Sembène que ses romans. Même pour l’adaptation cinématographique, je préfère adapter une nouvelle qu’un roman.  Avec une nouvelle, tu as déjà des idées, tu peux les développer, tu peux fantasmer. Mais  avec un roman, tu es obligé de réduire.

Que diriez-vous de Moolaadé que les critiques ont trouvé très bon ?

Moolaadé est une aventure. Avec Sembène, ce qui est aussi intéressant est que je suis impliqué dans la conception même de l’idée et après, nous débattons de la manière dont le film peut être réalisé. En ce qui concerne Moolaadé, je trouvais qu’il était trop bavard. Il voulait régler trop de comptes dans un film de deux heures. C’était la « grosse bagarre » entre nous. Je lui disais qu’on était plus en mai 1968. Il fallait aller à l’essentiel et c’est ce qu’on est finalement arrivé à faire avec Moolaadé.

Est-ce qu’il y a un film de Sembène que vous n’aimez pas ?

Je n’ai pas du tout aimé  le film Faat Kiné. Je n’ai pas aimé pas le traitement qu’il a fait du sujet de ce film.  Ce qu’il a fait avec  Faat kiné est un  beau  téléfilm. Ce n’est pas un film pour Sembène. C’est un film que pourrait faire un jeune cinéaste qui démarre. Bien que je reconnaisse que c’est un film que les femmes aiment beaucoup, Faat Kiné n’est pas comparable à un film comme Moolaadé pour lequel nous avons énormément travaillé.

Anoumou AMEKUDJI

Journaliste/PhD Candidate

University at Albany (New York-USA)



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