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Economie

Mouhamadou MBODJ : ‘La responsabilité des dépassements budgétaires se situe à un haut niveau’

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Mouhamadou MBODJ : ‘La responsabilité des dépassements budgétaires se situe à un haut niveau’
Les questions relatives à la corruption et à la bonne gouvernance dopent le Coordonnateur du Forum civil. Si bien que c’est avec une aisance non feinte que Mouhamadou Mbodj en parle. Avec lui, nous avons, dans cette première partie de l’interview qu’il nous a accordée, abordé les relations que le Sénégal entretient avec les bailleurs, ‘la féroce compétition’ que notre pays subit de la part de ses voisins, des problèmes liés au fonctionnement de l’Autorité de régulation des marchés publics (Armp) où siège la société civile ainsi que des dépassements budgétaires qui avaient, le mois dernier, défrayé la chronique.

Wal Fadjri : Il vous arrive souvent de voyager dans le cadre de vos activités au sein du Forum civil, quel regard, selon vous, les partenaires extérieurs du Sénégal ont de l’évolution actuelle de notre pays ?

Mouhamadou Mbodj : C’est entre le sourire narquois et la dérision parce qu’on était les modèles. Vous comprenez que quand vous êtes un modèle, vous suscitez aussi de la jalousie. Et certains ne sont pas loin d’être heureux qu’on se retrouve dans cette situation. D’autres, par contre, qui aiment naturellement le Sénégal sont désolés de ce qui nous arrive. Et ils savent reconnaître ce qui relève de la démarche globale du peuple, donc qui est structurel au Sénégal et ce qui est de la conjoncture liée à la qualité du management actuel du pays. D’autres pays s’érigent, même, en donneurs de leçons, ils sont en compétition féroce avec le Sénégal parce que c’est le modèle sénégalais qui donnait la prime au Sénégal, la prime sur l’aide au développement. Aujourd’hui, nous subissons une compétition féroce avec des pays de la sous-région.

Wal Fadjri : Pouvez-vous les citer ?

Mouhamadou Mbodj : Il s’agit des pays comme le Burkina Faso, le Mali et le Cap-Vert. Ce dernier est passé de Pays parmi les moins avancés (Pma) à Pays à revenu intermédiaire (Pri), donc a le même statut que la Côte d’Ivoire. Alors que nous avons presque porté l’indépendance du Cap-Vert, à travers le Paigc. Les cadres de ce pays sont, pour la plupart, formés au Sénégal, ce sont nos amis d’enfance. Ils sont nés à Dakar, ont grandi ici et fait le lycée avec nous. Donc, ce sont des produits de l’école sénégalaise. Dans un contexte différent, ils font des résultats. Aujourd’hui, le Cap-Vert est le pays le mieux placé en matière de lutte contre la corruption et pour la bonne gouvernance. Les bailleurs qui aident pour le développement en Afrique soutiennent que c’est le pays modèle dans le domaine de la gouvernance. Cet intérêt lui vaut plus de ressources que le Sénégal.

On est mieux placé que le Mali en matière de corruption et de gouvernance mais ses dirigeants, dans la formulation de leurs politiques et la conduite de leurs projets, semblent mieux lotis que nous. Je donne l’exemple du Groupe consultatif à Paris avec le Premier ministre Adjibou Soumaré. Le Sénégal qui cherchait 1 800 milliards a trouvé plus de 2 000 milliards, mais ce sont des engagements verbaux et il faut les concrétiser par des réformes. Le Sénégal dit qu’il n’arrive pas à les réaliser. Cela veut dire quoi ? Cela veut dire que quand plusieurs bailleurs autour de la Banque mondiale se réunissent à Paris et accordent leur intérêt à un pays, chaque bailleur a sa démarche dans l’aide au pays en termes de procédures, de mise à disposition des ressources et de contrôle de l’utilisation de ces ressources. Un environnement de cet ordre, multiforme en matière procédurale et normative, devient problématique pour mobiliser dans le temps les ressources mises à disposition pour le pays. C’est ce qu’on appelle le taux d’absorption des crédits. Vous avez vu que dans les derniers rapports du ministère de l’Economie, depuis plusieurs années, ils fustigeaient un peu la faiblesse du taux de mobilisation des ressources mises à la disposition de notre pays du fait de la multiplicité de ces procédures et normes d’accès à ces crédits malgré les engagements des partenaires au développement. Pourtant, les bailleurs ont dit au Sénégal que le Burkina, dans le même contexte, mobilise tous ces crédits. C’est pareil pour le Mali qui, dans le même contexte et avec le même environnement, arrive à mobiliser ses crédits. Et les bailleurs de nous dire : ‘mais vous Sénégal, comme vous dites ça, nous sommes prêts à vous suivre sur une autre solution’.

Wal Fadjri : Et que préconise le Sénégal ?

Mouhamadou Mbodj : C’est l’appui budgétaire ! C’est-à-dire que les bailleurs mettent tous les crédits octroyés dans notre budget national. Dès lors, ce sont les normes et les procédures nationales du budget du Sénégal qui seront appliquées. Et là, on pourra mobiliser les 2 000 milliards mais les bailleurs demandent un certain nombre de réformes préalables pour assainir l’environnement du Trésor. Parmi ces normes, je peux vous en donner une. Le Sénégal affiche un retard dans le vote de la loi de réglement qui est le bilan annuel de la gestion du pays. En décembre, on donne une loi des finances. Cette loi des finances, ce sont des prévisions qui autorisent l’Etat à prélever des recettes et à les dépenser en fonction d’une nomenclature prévue dans le budget. En décembre qui suit, on devrait avoir un bilan, comme dans une entreprise, de l’utilisation de cet argent. Depuis 1998, le Sénégal n’a pas satisfait à cet exercice. Vous comprenez une ‘entreprise’ publique (l’Etat) qui gère depuis dix ans et qui ne fait pas de bilan. L’Etat ne satisfait pas à cette grande condition de la bonne gouvernance.

Wal Fadjri : Avez-vous cherché à connaître les raisons d’une telle négligence ?

Mouhamadou Mbodj : Les raisons sont simples. Le Parlement a une commission de contrôle qui ne s’est pas réunie je ne sais depuis combien de temps. Même sous Pape Diop (ex-Président de l’Assemblée nationale, Ndlr). Cette commission doit être aidée par la Cour des comptes à faire le bilan de la situation. Et laquelle Cour doit tenir les informations du ministère de l’Economie. Cette chaîne ne fonctionne pas ! Donc, le dépassement budgétaire qu’on nous a sortie là, c’est un petit détail parce qu’on peut supposer que sur dix ans, des dysfonctionnements de cet ordre, on pourrait les retrouver. C’est, quand même, une aberration pour un pays qui a inscrit dans sa Constitution le principe de la bonne gouvernance. Voilà les questions de fond. Malgré les doutes, les interrogations, les inquiétudes des partenaires au développement, malgré une concurrence féroce de pays limitrophes pour capturer l’intérêt des bailleurs de fonds, le Sénégal continue d’avoir la confiance des mêmes bailleurs. Peut-être, on est sur la dernière pente.

Wal Fadjri : Sur quoi se fonde cette confiance-là?

Mouhamadou Mbodj : Il y a une sorte d’historicité, d’antériorité par rapport à ces pays-là, d’ancrage du Sénégal dans la démocratie, dans la bonne gouvernance et qui faisait qu’à une époque où celles-ci étaient des denrées rares, le Sénégal portait ces vertus plus que d’autres. Et, pour utiliser une stratégie d’incitation et d’émulation, les bailleurs ont dit : ‘On va primer le bon élève pour inciter les autres à faire de même, à aller vers le même modèle.’ Mais, maintenant que la concurrence sur le modèle existe, l’attrait du Sénégal pour les bailleurs va aller en diminuant. D’où l’intérêt, pour nous, d’un débat de fond.

Si vous voyez les pays qui l’ont fait, ils sont sortis d’une grande nuit de leur Histoire par des réformes politiques profondes. Le Burkina, c’est l’après Thomas Sankara. Sankara, vous vous rappelez, c’est une étape majeure dans le processus de réforme de la société burkinabé. On l’a appelé le ‘Pays des hommes intègres’ (signification de Burkina Faso, Ndlr).Des efforts ont été consentis, c’est la rationalisation du fonctionnement de l’Etat, la transparence.

Le Mali, c’est le Mali post-Moussa Traoré - avec les émeutes dont on se rappelle - qui a été une plate-forme d’une forme de conférence nationale qui a réformé le pays, la société et l’Etat.

Le Cap-Vert, c’est la même chose. Par contre, l’ancien élève s’est endormi sur ses lauriers et n’a jamais estimé nécessaire d’opérer une introspection pour pouvoir redresser ce qui était redressable dans son profil de gouvernance. On a toujours dit : ‘Vous étiez les meilleurs élèves du continent’ et nous nous sommes endormis sur cela. Je crois que c’est, un peu, cela qui nous vaut, aujourd’hui, cette sorte de piétinement dans l’évolution de notre société et qui pourrait être assimilé à un recul dans la gestion du pays, de la gouvernance économique. Et les fondamentaux qui pourraient opérer que le Sénégal soit encore le modèle, sont toujours-là. Mais ceux-là ont besoin de réformes vigoureuses pour être contenus. Il y en a, certes, dans certains secteurs vitaux, stratégiques comme le ministère de l’Economie qui a entamé une série de réformes dans la gestion budgétaire et financière et sur la gestion des marchés publics. Les réformes que nous avons sur les marchés publics sont des réformes de dernière génération. Elles sont bonnes, elles sont co-produites par le secteur privé, la société civile et l’Etat. Vous avez vu, tous les matins, des marchés cassés par l’Autorité de régulation des marchés publics (Armp).

Moi, je vous dis que le Forum civil a joué un rôle déterminant dans ces marchés parce que l’Etat a accepté de nous laisser jouer ce rôle. Nous avons été associés dans le diagnostic sur l’état de la commande publique en 2002. C’est un de nos experts, en l’occurrence Abdoulaye Sakho, qui a conduit cette étude sur financement de la Banque mondiale. Il y a eu un processus de partage et la plateforme pour la réforme a été lancée. C’est, ainsi, qu’un comité tripartite a été mis en place comprenant le secteur privé, nous-mêmes et le ministère de l’Economie. Trois ans après, cela donne le nouveau Code de marchés, l’Autorité de régulation. Dans l’Autorité de régulation, il y a une représentation paritaire et tripartie avec trois membres de la Société civile, trois membres du secteur privé et trois membres de l’administration publique. Le président de la République est allé si loin qu’il m’a demandé, personnellement, de désigner les membres de l’Autorité et qu’il ne modifierait pas mes propositions. C’est ce que j’ai fait. Donc, l’Autorité est une institution crédible malgré ce qu’un membre de la société civile que j’avais aidé (Jacques Habib Sy, Ndlr) à faire désigner pourrait en dire.

Wal Fadjri : Les bailleurs, comme la Banque mondiale étant, souvent, très rigoureux dans leurs relations avec les Etats, comment se fait-il qu’ils ferment les yeux sur les pratiques contre la bonne gouvernance en cours dans notre pays ?

Mouhamadou Mbodj : Il faut comprendre que la Banque est le produit des Etats et, comme tel, elle ne peut pas se dissocier d’un certain nombre de normes dans son fonctionnement qui sont fixées par les Etats. Il y a une étape que la Banque ne peut pas faire : elle ne peut pas se substituer au peuple. Il y a des combats, ce sont les Sénégalais, le peuple souverain qui doit en faire les leurs. La Banque peut venir, aller dans le sens des revendications du peuple en essayant de converger, dans ses exigences, vers cela. Ça, c’est attendu. C’est, d’ailleurs, une des critique que la société civile fait à la Banque mondiale. C’est le discours du Forum social, celui du Congad sur ces questions-là. Donc pour moi, au contraire, la Banque a gagné en audace. En 1998, nous sommes allés voir la Banque pour un séminaire contre la corruption. Cela ne faisait pas partie de son package programmatique. C’est en 1996 seulement qu’elle a commencé, à l’intérieur, de discuter des problèmes de corruption. Après elle a mis un institut à Washington qui ne s’occupe que de ça. Donc, l’évolution se fait progressivement sur ces questions-là. Mais la responsabilité fondamentale de transformer le Sénégal, c’est celle des Sénégalais.

Wal Fadjri : Quelle lecture faites-vous de la gestion des finances publiques, notamment du dépassement budgétaire qui serait à l’origine du limogeage de l’ancien ministre du Budget, Ibrahima Sar ?

Mouhamadou Mbodj : Vous savez, c’est le ministre de l’Economie, lui-même, qui sonne l’alerte. Quand on regarde cela avec du recul, on se rend compte, nous le disons depuis longtemps au Forum civil, qu’il y a dans la gouvernance publique au Sénégal, la superposition de deux couches qui ne regardent pas dans la même direction et qui sont au sommet de l’Etat. Il y a ce que nous appelons l’instance de gouvernance politique, c’est le président de la République, le Premier ministre, les ministres et tout ce qui s’ensuit et la gouvernance technique. Cette dernière est constituée de toute la haute administration, les ministères gérés par de hauts fonctionnaires comme celui de l’Economie et du Budget. Ces gens-là sont assujettis à des valeurs, une démarche totalement différente. Et c’est ce décalage-là qui explique beaucoup de dérapages. C’est le ministre de l’Economie et la haute administration qui négocient avec les bailleurs, qui négocient le Dsrp II, qui formulent et élaborent avec la société civile et le secteur privé, les programmes des politiques publiques au Sénégal. Depuis 2000, celles-ci sont co-produites par les différents acteurs. Pendant qu’on élabore, discute et formate, ce sont les techniciens qui sont partis avec quelques politiques pour des effets de démonstration. Le Groupe consultatif de Paris est le point d’achèvement de la formulation des politiques qu’on présente aux bailleurs pour financement. Quand on revient, les ressources sont disponibles, la gouvernance technique s’efface. Dans l’utilisation, il y a une prééminence de la gouvernance politique. On nous demande l’argent à tel endroit religieux, on ne peut pas y couper, on dit il y a tel programme et on pompe dans ce programme. Donc la déréglementation du système de gestion du développement de politique publique commence par ces pratiques-là. Il y a ce dédoublement au sommet de l’Etat, entre une instance de gouvernance politique - ceux qui ont gagné les élections - et une administration qui est là depuis l’indépendance par son profil, qui a fait les grandes écoles d’administrations ici et qui restera quel que soit le changement politique. Il y a une dissonance globale entre ceux qui gouvernent politiquement et cette haute administration et les ministères techniques-clé qui ne partagent pas la même vision. Mais comme la gouvernance technique est placée sous la hiérarchie de la gouvernance politique, ils (les techniciens) n’ont pas les moyens de la contestation.

Comme on dit, ‘Ou vous la fermez, ou vous démissionnez !’. C’est le ministre de l’Economie qui relève de la gouvernance technique parce que c’est lui qui est chargé de formuler les politiques de développement et d’aller chercher des moyens pour les réaliser. Sachant les exigences auxquelles il doit faire face pour mobiliser ces ressources parce qu’ayant des partenaires exigeants, donc, dans le gouvernement, c’est lui qui doit être le moins laxiste dans l’utilisation de ces ressources. Mais, il est sous l’autorité du président parce qu’on est dans un régime présidentiel.

Dès lors, est-ce-qu’il peut qualifier ou contester une instruction de Wade ?

Non ! Est-ce-que le ministre du Budget qu’on a viré pouvait le faire ? C’est un petit exécutant au niveau du budget. Donc, dans un schéma comme ça, je dis le premier problème, quand on discute du Dsrp, c’est l’ignorance des ministres. Demandez à nombre d’entre eux ce qu’est le Dsrp, ils ne savent pas. Ceux qui sont dans l’instance de gouvernance, ils pensent qu’ils ont une responsabilité politique face à la nation. Ils ne mettent en avant que cela. Ce n’est pas leur problème de déconstruire la rationalité, d’en pomper des ressources et d’aller régler des problèmes politiques. Ce qui heurte la conscience de la haute administration et de la gouvernance technique, c’est cette dualité-là, à mon avis, qui, depuis le début de l’alternance, a généré énormément de problèmes. Avant, il y avait, au moins, un équilibre. Ceux qui étaient au pouvoir, quand ils s’associaient à la haute administration, respectaient un certain nombre de principes. En général, il y avait, quand même, des problèmes mais ils respectaient globalement une certaine orthodoxie. Le ministère de l’Economie, c’est peut-être, le garde-chiourme du peu de rationalité qu’on voit, aujourd’hui, dans la gestion des finances publiques.

Wal Fadjri : Comment s’expliquent, alors, les dépenses extrabudgétaires ?

Mouhamadou Mbodj : On ne peut pas faire des dépenses hors budget. Parce qu’il y a un logiciel au ministère de l’Economie qui vous renseigne si l’argent est là ou n’est pas là, si la dépense faite est prévue légalement ou non. Il faut qu’on mette l’agent sous pression pour qu’il accepte de violer le cadre de gestion des finances publiques. Donc, le dépassement-là, ce n’est pas l’affaire des hauts fonctionnaires mais de la gouvernance politique. D’ailleurs, vous voyez qu’on n’en parle plus. Les gens ont incriminé, au plus haut chef, la responsabilité du président de la République dans son élan distributeur et qu’on a pu constater. Donc, le principe de la déréglementation à partir de la cohabitation entre la gouvernance politique qui a une logique totalement opposée à la rationalité de la gouvernance technique est net. Ensuite, quand les projets qui capturent les ressources qui sont dans le cadre du Dsrp II voient celles-ci détournées, pour satisfaire, probablement, de grands projets qui n’ont pas été bien étudiés et n’ayant pas reçu l’aval des partenaires au développement, cela pose problème.

Wal Fadjri : Pouvez-vous donner quelques exemples précis ?

Mouhamadou Mbodj : Où est-ce-qu’on a vu le financement de la Gaona (Grande offensive agricole pour la nourriture et l’abondance, programme initié par le président Wade, Ndlr) ? Vous avez vu un financement venu de l’extérieur pour la Goana ? Pourtant, on est en train d’exécuter ce programme. Avec quelles ressources ? Le nucléaire dont on nous parle, vous voyez le Sénégal du nucléaire ? Nous sommes un pays hyper ensoleillé. Parmi les ressources énergétiques alternatives, le soleil est là gratuitement, il n’y a pas de demande. Il y a eu beaucoup d’études là-dessus par des spécialistes sénégalais depuis plus de vingt ans. Pourquoi, on n’a jamais tenté l’expérience du solaire au Sénégal de manière significative avant de parler de nucléaire. Et vous croyez qu’un pays qui a des problèmes de tenue, les partenaires vont lever le pied pour que nous accédions au nucléaire, même civil ? Moi, je me pose cette question. Il y a des réponses plus à la mesure de nos moyens et de nos besoins qui sont là.

Wal Fadjri : Pensez-vous que, dans la pratique, il peut y avoir cette déconnexion entre la gouvernance politique et celle technique ?

Mouhamadou Mbodj : Dans la formulation du Dsrp, vous ne verrez que des hauts fonctionnaires et le ministre de l’Economie et, des fois, le Premier ministre, depuis que ce poste est géré par un technicien. Avant, vous ne voyiez pas Macky Sall là-dans. C’est quand on va finir tout le processus, qu’on vient en Conseil des ministres et, comme mille autres dossiers, on le glisse, on adopte le Dsrp qui est un document de centaines de pages. Vous voyez certains ministres prendre un document technique et économique et l’examiner ? Après adoption en Conseil des ministres, qui le regarde ? Même Wade ne le regarde pas. Le ministre de l’Economie lui dit tout est ok, les bailleurs sont d’accord. On va à la conférence de Paris, qui y est allé cette année ? Idrissa Seck y a été, Macky aussi et cette année, c’est Adjibou Soumaré qui est parti. Mais le maître d’œuvre, c’est le ministre de l’Economie. C’est quand on aura dit que c’est terminé, les ressources vont arriver, chacun va dire : ‘Il faut me donner’. Chacun met dans sa poche parce que ses militants doivent avoir une école (…). Donc, les politiciens, ce sont les aspects les plus spectaculaires, les plus visibles pour leur clientèle politique qui les intéressent.

Wal Fadjri : L’avènement d’un technocrate pure souche, en l’occurrence Adjibou Soumaré, à la Primature, ne visait-il pas, entre autres objectifs, une meilleure gouvernance, beaucoup plus technique que politique ?

Mouhamadou Mbodj : Je connais l’homme personnellement et je vous dis qu’il en est capable. Mais quel est le poids d’un Premier ministre dans un système politique rodé depuis 1960, tourné vers la satisfaction d’une clientèle politique ? Les tentatives de rationalisation s’opposent à l’informalisation de la gestion. Que vous soyez compétent, n’est pas la question, c’est votre espace d’évolution qui ne vous laisse pas exercer vos prérogatives. Donc, ici, il n’est nullement question de douter des compétences de Adjibou Soumaré. Mais je parle d’un espace configuré de telle sorte que la gouvernance politique a une prééminence sur la gouvernance technique. Et pourtant, c’est cette dernière qui est dépositaire du savoir et du savoir-faire. Voilà le paradoxe ! C’est pourquoi je dis qu’il faut discipliner la gouvernance politique, amener les politiciens à respecter les règles, les normes, la question de l’éthique. On ne peut pas voter une loi au Parlement et faire du ‘dialgati’. C’est la gouvernance politique qu’il faut reprendre en main. Si on doit parler de renforcement de capacités de tous les acteurs, il faut commencer par ces gens-là ! Donc, quand on regarde bien, les fondamentaux sont là pour que le Sénégal reste dans son rôle traditionnel, mais la question, c’est le comportement humain. Les compétences sont là, la vision est là, le savoir et le savoir-faire sont là, mais on ne laisse pas la gouvernance technique l’exercer fondamentalement. Un marabout va demander de l’argent, on dit : ‘ prenez sur le programme Assainissement ’, on le met en eau à Touba. Vous voyez, cela désorganise toute la programmation et les effets attendus de celle-là.

Wal Fadjri : Vous parliez tantôt l’Autorité de régulation des marchés publics où siège la société civile, mais l’on reproche à cette institution de ne pas lutter contre la corruption. Qu’en est-il ?

Mouhamadou Mbodj : Répondant à cette critique qui est faite à cette structure, il convient de rappeler que l’Autorité n’a même pas un an. Les spécialistes en changement organisationnel disent qu’il faut, au minimum, cinq ans pour avoir un jugement sérieux sur les changements introduits dans une institution. Comment, après moins d’un an d’existence, on peut dire que l’Autorité de régulation ne lutte pas contre la corruption. Deuxièmement, l’Armp est le résultat d’une partie de la société civile. Cette dernière ne doit pas s’attendre à ce que l’Etat lui fasse des cadeaux, c’est-à-dire, une avancée significative dans la lutte contre la corruption devrait être la résultante d’un engagement déterminé de la société civile. On ne peut dire qu’il y a une difficulté, je jette l’éponge, je pars !

Wal Fadjri : Est-ce-que le reproche fait à l’Autorité de régulation n’est pas fondé dans la mesure où cette structure est inféodée au ministère de l’Economie ?

Mouhamadou Mbodj : Ecoutez ! L’Autorité de régulation est au niveau de la Primature. Dans la procédure de décision, il faut démontrer l’inféodation, la documenter. On dit que l’Inspection générale d’Etat ne peut aller en mission si elle n’a pas l’autorisation du président de la République. Ce n’est pas le cas au niveau de l’Armp. Là, c’est une concertation générale. Moi, je dis qu’une réforme peut même révéler ses insuffisances après un an mais il faut se battre pour l’approfondir. Nous sommes dans la Commission de lutte contre la corruption. Dès le jour où on l’a instituée, le président de la République nous a saisis, nous avons pris une série de propositions et il en a pris un tiers. Il nous a demandé de nommer quelqu’un, nous l’avons fait mais nous n’avons pas démissionné et vous m’entendez toujours fustiger les limites de cette commission. C’est un combat parce que dans l’Etat, il y en a qui sont pour la corruption. On ne vous fera pas de cadeaux. Ce n’est pas à l’Etat de créer les meilleures conditions de la bonne gouvernance, il faut l’y contraindre. Vous savez bien qu’au sein de l’Etat, il y a des forces qui ne veulent pas entendre parler de la bonne gouvernance. Vous le savez très bien ! Il y en a qui font de la politique pour s’enrichir. Comment un membre de la société civile va rêver que ce sont ces gens-là qui vont créer les conditions de la bonne gouvernance. C’est à la société civile, au secteur privé de mener ce combat. Et ce combat, il est interne, progressif et dans la durée.

Wal Fadjri : Certains comme Jacques Abib Sy ont le sentiment que la Société civile est en train de jouer le rôle de faire-valoir au niveau de l’Autorité de régulation …

Mouhamadou Mbodj : (Il coupe). Vous savez, la société civile n’est pas un parti d’opposition. Elle joue un rôle de critique, de dénonciation mais constitue, aussi, une force de propositions pour faire changer les choses. L’autre disait que le grand soir, c’est la révolution, c’est pour les partis politiques. Le petit matin, pour le petit-déjeuner et le déjeuner, c’est pour la société civile, c’est tous les jours. Donc, pour moi, même si la réforme, en moins d’un an, révèle des limites, il faut attendre le temps de l’évaluation de celle-ci. En ce moment-là, on va essayer de faire des propositions et voir s’il y a des résistances à aller dans cette direction-là et puis apprécier. Mais, on critique le travail d’une institution qui n’a pas encore fait une année. Il faut, je pense, demander un séminaire d’évaluation de l’Autorité avant de pouvoir dire est-ce qu’on peut aller vers les réformes ou pas. Parce que la partie de la bataille pour faire naître l’Autorité, Jacques Habib n’y a pas participé. Cela nous a valu cinq ans de bataille. On a un dossier avec l’Autorité qui n’a pas été accepté par l’Etat, c’était d’introduire un programme de lutte contre la corruption. Mais, malgré cela, nous sommes rentrés et nous soutenons le programme. Certainement, avec le temps et avec d’autres gestionnaires, nous pourrions les convaincre. Les changements doivent être progressifs. Une société civile qui abandonne le champ de la bataille, elle ne peut pas promouvoir des réformes.

Wal Fadjri : Sans vous demander de faire votre bilan, est-ce qu’au regard de ce que les organisations de la société civile ont fait jusque-là, on peut être optimiste dans l’optique de la bonne gouvernance ?

Mouhamadou Mbodj : Parfaitement ! J’ai dit que les fondamentaux sont là. Donc, je nuance, un peu, ce qui pourrait être perçu comme du pessimisme dans mon discours. J’ai dit qu’il y a des mécanismes correcteurs de la situation ; il faut les activer. Quand ? Comment ? On pourra en discuter. La société civile y travaille, à sa manière, se déploie. Le Forum ne pourra pas dire qu’à elle seule, elle représente toute la société civile mais nous sommes en train de faire un travail en profondeur, surtout dans les régions. Nous venons de regrouper, il y a dix jours, cinquante de nos coordonnateurs locaux. Il y a quatre ans, nous n’avions pas tout cela. Mais pour que ça parle, il faut des stratégies, il faut des ressources et des programmes. Nous y travaillons mais d’autres aussi, comme le Congad y travaillent. Le Mouvement citoyen de Penda Mbow y travaille également et, depuis trois ans, nous avons même un programme commun dans le nord du pays, à Saint-Louis, Podor et Matam. Ce sont des investissements en profondeur dans le champ de la citoyenneté. Les résultats, il faudra attendre un peu pour les voir. Même pour ce qui est de la paix en Casamance, des forces y travaillent ; y compris nous.

(A suivre) Propos recueillis par Aguibou KANE et Ibrahima ANNE



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