
Vous
avez publié un ouvrage intitulé «In-Dépendances : Discours sur le
colonialisme après la colonie», dans lequel vous menez une réflexion sur
le colonialisme après la colonie. Plus de 50 ans après la proclamation
formelle des indépendances, quel bilan tirez-vous de la situation de
l’Afrique notamment sur les plans politique et économique ?
Cette
question irrigue la réflexion que je développe dans mon ouvrage paru en
2012 et intitulé : «In-Dépendances : Discours sur le colonialisme après
la colonie» et publié aux éditions Teham (http://www.tehameditions.com).
Précisons tout d’abord que le cinquantenaire des indépendances, en
2010, a concerné un nombre non négligeable d’anciennes colonies
françaises et anglaises mais pas l’ensemble du continent africain, loin
s’en faut. L’Afrique du Sud, le Mozambique, le Zimbabwe, la Namibie,
l’Angola, Djibouti … proclamèrent, souvent dans le sang, leurs
indépendances plus tardives, ce, jusqu’à l’orée des années 90. Le Ghana
et le Nigeria, par exemple, avaient, eux, précédé ces indépendances de
1960, le Liberia né des convulsions de la traite négrière
transatlantique était devenu indépendant en 1847, alors que l’Ethiopie,
de son existence, plusieurs fois millénaire, jamais ne connut réellement
le joug colonial.
Le bilan que je pourrais tirer de la situation de l’Afrique subsaharienne, dans sa grande diversité, est d’abord une leçon cristalline : toute libération est coûteuse et dévoreuse de quantités de ressources, humaines, techniques, financières, spirituelles, temporelles, etc. On ne se sort pas de plusieurs siècles de domination, de domestication, d’anéantissement par endroits, d’écrasement ailleurs, de prédations sans cesse renouvelée, par des incantations sporadiques ou des proclamations solennelles, ce que j’ai nommé «proclamationnisme». La tâche est colossale, littéralement démiurgique !
Les colonisateurs ne se seraient pas donné tant de mal, se propulsant à l’assaut de terres hostiles et lointaines, équarrissant un continent découpé vif, mettant en culture par la force « esclavisée » des étendues massives de terres, se lançant dans une extraction gigantesque de tout ce que le sous-sol connu pouvait avoir de lucratif, modifiant, par le viol physique et symbolique, les constantes des civilisations autochtones, toute cette titanesque débauche d’énergie, pour, du jour au lendemain, par une sensation étrange d’excès de domination, d’humanisme débordant, s’en retourner chez eux se gardant dorénavant d’ingérence dans les affaires des nouveaux Etats libres.
Une telle séquence historique qu’il s’agit de mesurer sans minoration ni surévaluation a légué des structures matérielles et mentales, agissantes dans tous les domaines de l’existence en colonie. Concrètement les indépendances ont souvent été signées en même temps que des bases ou présences militaires des pays colonisateurs étaient aménagées dans les pays … libérés ! Des entreprises monopolistiques (Nestlé, Cfao, etc.) exploitant la chaîne de valeur des matières premières étaient implantées avant la naissance de certains Etats, elles ne se mueraient pas, d’un seul coup, en zélatrices du nouveau et fragile contexte politique. Enfin, le colonialisme laisse des hommes, des femmes, des cadres sur place. Ainsi, compte-t-on, aujourd’hui encore, plus de 235.000 Français en Afrique d’après le rapport Védrine (décembre 2013)…
Professeur, vous n’avez pas encore répondu à la question…
Si
véritablement la question du bilan était posée, alors elle devrait
l’être sur la sortie du colonialisme, sur la réalité concrète des
indépendances dès lors que l’on admet que le but d’une colonisation est
la mise à la disposition au profit exclusif du colon de toutes les
ressources et potentialités de la colonie. On en déduira que, dans cet
ordre de fer et de canon, les meilleures ressources échappent à la
colonie, laquelle ne devrait être plus prospère que sa tutelle. Sortir
du colonialisme, c’est-à-dire bien plus que proclamer des indépendances,
devient une des conditions de bien-être social minimal, au-delà de tout
alignement idéologique. En ce sens, la forme trahissant le fond,
l’organisation du cinquantenaire de certaines indépendances africaines a
été révélatrice de cet état que j’ai nommé «in-dépendance». Une
puissance anciennement coloniale qui organise le cinquantenaire des
indépendances de ses anciennes possessions africaines, voilà qui n’est
pas banal, lorsqu’on observe que, pareille drôle de commémoration n’est
«normale» que dans le cadre très particulier des relations entre la
France et ses anciennes possessions africaines. La Grande-Bretagne ne
célèbre pas l’indépendance indienne, encore moins celle des Etats-Unis
d’Amérique. Le Japon ne commémore pas l’indépendance de la Chine. Le
Portugal ne commémore pas l’indépendance du Brésil. Une telle initiative
de la présidence française, gérée par un ancien ministre de la culture
français, ne pouvait qu’être empreinte de colonialité ; qu’aucune
dimension cultuelle, symbolique, de transcendance africaine n’ait
réellement été convoquée pour harmoniser l’arrachement de centaines de
milliers de vies à leurs familles, en dit long sur les enjeux de ces
pompeuses messes. Comme si ce cinquantenaire avait voulu condamner à
l’errance éternelle ceux que les Africains considèrent comme leurs
figures emblématiques, les Um Nyobe, Boganda, Lumumba, et bien d’autres.
Paris, la capitale, avait exigé des colloques, des débats, des mots,
sans lendemains, et le tout souvent sous l’«autorité» paternaliste de
personnalités françaises.
Si l’on voulait sonder la profondeur de la décolonisation politique pour une partie de l’Afrique, les commémorations du cinquantenaire de 2010 seraient une métaphore éloquente de ces régimes de libertés formelles imbriquées dans des entrelacs de dépendances multiformes.
La tentation existe de résumer les avancées politiques africaines au vote, le récent et tragique précédent malien inviterait à la circonspection à cet égard. Il demeure qu’une augmentation du nombre d’élections non invalidées est observable… Les instances de validation desdites élections sont encore arbitrées par des intérêts non africains et à l’évidence non neutres par rapport à l’issue des confrontations électorales. Ceci n’occulte en rien les progrès politiques de pays comme le Bénin, le Cap-Vert, la Zambie, le Ghana, le modèle sud-africain, le Botswana réputé pour son absence de corruption, etc. Malgré cela, trop d’Etats peinent à sanctuariser leurs territoires, à en maîtriser à minima les frontières. Ce qui relativise la notion physique d’Etat. Les biens publics qui justifient l’existence d’une classe politique et administrative choisie par ses mandants, sont l’objet d’accaparements privés, de brigandage perpétrés par une élite-problème, courtisane et sans perspective. Le lien politique du citoyen aux institutions reste très incertain, corrompu ou vulnérable, par bien des côtés impensé, et au cumul inefficient dans la génération d’un vivre-ensemble paisible.
Il me semble que nous sommes loin du compte, sur le plan politique mais que progressivement des domaines sont arrachés à l’arbitraire, à la prédation pure, par le débat, les mouvements de résistance, les implosions des partis uniques et les dialectiques qui s’en suivent en plus de la ressource diasporale qui joue une partition encore mal isolée dans les processus de changements en cours. Les transformations qui affectent le monde, une certaine provincialisation de l’Europe pour reprendre l’expression de l’indien Dipesh Chakrabarty, un décentrement du monde, une nouvelle légitimation de la diversité culturelle source de modèles éthiques et politiques différents voire alternatifs, trouvent un écho grandissant en Afrique et ouvrent la voie à d’inédites avancées.
Vous êtes un économiste de renom. Comment qualifiez-vous la situation économique du continent ?
La
situation économique, aujourd’hui, me paraît relever d’un nouveau
mirage, et je le crains, d’une «bulle africaine» aussi spéculative que
celle des marchés des subprimes étatsuniens tristement célèbres pour la
sévère crise systémique qu’ils ont engendrée. Je veux parler du discours
sur la croissance et l’émergence africaines, qui risque de se dégonfler
bientôt en désespérant ceux qui croyaient devoir y accrocher leurs
ultimes attentes pour le continent.
Disons pour l’essentiel, que s’il y avait un domaine dans lequel les Africains n’ont pas rompu radicalement avec l’assignation coloniale, ce serait bien l’économie, d’un point de vue structurel. L’Afrique subsaharienne continue d’être spécialisée dans la fourniture de matières premières aux pays industriels avant-hier coloniaux, hier occidentaux, aujourd’hui à tous les pays industrialisés. Les cours de ces matières échappent aux Africains qui n’ont étonnamment créé que des embryons de centres d’intelligence leur permettant de maîtriser les arcanes des filières productives et financières des matières premières. En d’autres termes, bien que dépendant des matières premières exportées, nous en abandonnons l’expertise, les savoirs anticipatifs et gestionnaires aux firmes des pays importateurs. Une situation inqualifiable ! Dans certains pays pétroliers, il a été rapporté que les cadres africains ne pouvaient pas contrôler les quantités d’hydrocarbures extraites du sous-sol, les gouvernements étant réduits à spéculer sur la bonne foi des écritures comptables des firmes étrangères. Dans la même veine, il est déplorable que les cartes géologiques les plus fiables sur l’Afrique ne soit pas celles des gouvernements africains. Toutes proportions gardées, on pourrait parler d’abandon de souveraineté économique d’autant plus que la croissance est tirée par les besoins des pays dits émergents et plus ou moins tempérée par les incertitudes climatiques.
Nos
économies se contentent de reproduire ou de reconduire, aux bénéfices
de quelques profiteurs locaux et d’intérêts étrangers, l’insertion
coloniale, avec une propension à l’ostentation dépensière. Mais ces
surconsommations importées, dispendieuses et oiseuses ne contribuent en
rien à constituer un tissu économique ancré solidement dans la chair des
besoins et solutions endogènes.
L’Afrique
subsaharienne est la seule région du monde dont la production agricole
par tête a diminué dans les dernières décennies ainsi que le rappelait
Jacques Diouf alors directeur général de la Fao. Elle est aussi une de
celles qui considèrent les oukases des institutions dites du «consensus
de Washington», Fmi et Banque mondiale, comme des oracles aux paroles
indiscutables. Ironie du sort, les pays aujourd’hui montrés en exemple
sont ceux qui se sont écartés des modèles ultralibéraux. Ce qui n’incite
pas les pays africains à une révision des logiciels de politique
économique. Naturellement, il y a des exceptions, qui souvent s’appuient
davantage sur un volontarisme étatique, une diversification naissante
des activités, une utilisation correcte du produit des exportations,
Maurice, l’Afrique du Sud, le Rwanda, le Ghana, etc. seraient sur un
chemin vertueux à ces égards.
Quelques pays africains sont cités en exemple pour la longévité de leur croissance. Or, il s’agit, à l’instar du Mozambique, de l’Ethiopie, de la Tanzanie, d’une croissance sans modification endogène décisive de structures, sans réduction soutenable de la pauvreté, sans réels effets d’apprentissage en productivité ou en montée en gamme industrielle. Un pays comme le Nigeria, en dépit de ses points de croissance apparemment enviables et de son tissu industriel, reste principalement pétrolier avec un chômage massif des jeunes qui pourrait menacer sa stabilité à terme. A l’arrivée, le trait économique le plus commun renvoi à une croissance sans développement. Lorsqu’elle est effective au-dessus de l’accroissement démographique, les déficits en infrastructures, en biens et services de santé, d’éducation, d’eau et d’électricité pèsent sur le quotidien des populations.
Le croît démographique n’est pas compensé par la production de richesses par ailleurs extrêmement mal répartie. Les déséquilibres sociaux, régionaux, la désaffection des zones rurales, handicapent les progrès potentiels. La stratégie de la régionalisation par les grands ensembles, Uemoa, Cedeao, Ceeac, Sadc, … se propose de créer des marchés plus vastes pouvant absorber des investissements importants et dégager des économies d’échelle. Elle devrait être poursuivie, renforcée. Force est de reconnaître que c’est la vision des panafricains de la première heure qui porte les espoirs de Renaissance africaine désormais, vision jadis âprement combattue par la soldatesque élitaire françafricaine agissant pour ses dividendes personnels et pour les suprêmes intérêts de ses ancêtres les Gaulois. L’épuisement des modèles micro-nationaux et l’évidence mondiale de la puissance des grands ensembles européens, américains ou asiatiques lorsqu’ils sont construits sur des règles et dispositifs fonctionnels, a ramené la raison panafricaine au cœur de l’agenda économique. C’est plutôt une bonne chose.
La vérité oblige à dire que, globalement, l’Afrique subsaharienne n’a pas amélioré sa position interne dans sa faculté à générer davantage de bien-être aux plus démunis, dans les sécurités matérielles attendues du plus grand nombre, et assez paradoxalement accentue sa vulnérabilité aux exportations de matières premières suivant une spécialisation qui ne rompt pas avec le modèle colonial. Il y a des situations contrastées, des Pme naissantes, des innovateurs isolés, des initiatives dans les services et Ntic, la multilatéralisation des échanges avec l’Asie offre des possibilités de sortir d’une relation trop prédatrice avec les acteurs historiques de l’aide, de l’endettement, des «éléphants blancs». Des modifications de comportements sont perceptibles dans le rapport à la technologie à l’urbanisme, aux services publics, etc. Ceci reste très fragile et inégal.
Vous parlez désormais de la «colonisation de l’imaginaire». Que recouvre ce concept ?
Le
concept de «colonisation de l’imaginaire» ou de colonialité s’applique
vraisemblablement à un énorme impensé des processus décoloniaux
africains. Beaucoup a été dit sur l’aliénation culturelle comme résultat
d’un processus de conversion forcée des Africains aux systèmes
culturels et scolaires extérieurs. On a souligné les mimétismes, les
actions volontaires ou imposées dans la conception des programmes de
toute nature. En remontant l’amont de ces improductivités
intellectuelles, se trouve le fait que ce que la colonisation a légué
comme constitution intellectuelle et cognitive a peu été questionné en
soi en Afrique subsaharienne. Avec à propos, le kenyan Ngugi Wa Thiong’o
titre : «Decolonizing the mind», en français «Décoloniser les esprits».
En fait, si les actions plus ou moins conscientes reproduisent
piteusement des artéfacts coloniaux, c’est parce que les catégories de
la pensée n’ont pas été réinvesties et décolonisées : quel est notre
conception du temps, de l’espace, des frontières, de l’urgence, de
l’esthétique, des valeurs humaines, de la parenté, du don, du rapport à
la nature, de l’interdit, de la liberté, etc. Tant que nos débats
n’empruntent pas l’artère des catégories de la pensée, des outils et
concepts qui nous permettent de produire des réflexions, le risque est
grand que nous ne soyons que pâles copies des autres, perte ontologique
au pire, oserais-je. A la suite des périodisations coloniales, les
Africains imaginent leur temps en précolonial, colonial et postcolonial
et réduisent leur existence à quelques siècles vides d’histoire avant la
pénétration coloniale, alors que le continent a été la valeur ajoutée
du monde pendant des millénaires, ainsi que le démontrèrent Cheikh Anta
Diop, et les autres éminents rédacteurs de l’Histoire générale de
l’Afrique de l’Unesco.
Tous les savoirs anciens et endogènes dont l’Afrique regorge restent à la lisière de la pensée sur «le développement» parce que les objets de la pensée, les épistèmes, sont extérieurs, occidentaux. Au point que la critique philosophique et éthique africaine ne se fondent, à quelques exceptions près, que sur des présupposés philosophiques occidentaux ! Les conceptions propres de l’univers, de l’existence humaine, de la résolution des conflits, de la sociabilité etc. qui transparaissent des cosmogonies dogon, fang, bambara et autres, et dont témoignent les codes éthiques tels que le Heer Issa des Somali ou la Charte de Kurukan Fugan (Charte du Mandé) ne fécondent pas les projets modernes des nouvelles sociétés africaines. La faculté à imaginer l’avenir est donc enfermée dans les catégories étrangères, exogènes. On serait fondé à inférer que c’est le rêve africain qui est lui-même colonisé !
Vous vous méfiez des concepts même de développement, d’émergence ou d’endettement. Pourquoi ?
Par
principe, compte tenu du chaînon manquant de la décolonisation, à
savoir la décolonisation des esprits, des catégories de la pensée, des
objets nobles de la culture et de l’investissement intellectuel, je
considère, avec une circonspection militante, mais j’espère la plus
objective possible, les constructions et modèles théoriques normatifs
que nous avons tendance à importer sans nuance ni acclimatation
vertueuse. Mais, il faut que je souligne que tout ce qui pose problème
ne relève pas de l’importation de concepts. Il y a aussi des défauts et
déformations volontaires et intéressés des produits importés.
L’explication économique se présente volontiers sous le manteau des lois naturelles, de l’inévitable et de l’unique équilibre optimal. Cette posture est suspecte parce qu’elle accrédite l’idée d’une seule voie possible pour tous, et surtout discrédite toutes formes d’alternatives et de légitimité à penser. En ce sens, je soutiens les approches et paradigmes hétérodoxes avec un droit d’inventaire sur toutes les propositions.
La notion de développement, très vite, est assimilée à plusieurs variables et indicateurs plus ou moins précis, se suivant ou se juxtaposant : l’industrialisation, la modernisation, la déprise des traditions considérées comme rétrogrades, les transferts de technologie, l’évolution des termes de l’échange, la dépendance, les capitaux extérieurs, les plans d’ajustement structurels, les privatisations, le retrait de l’Etat, le libre-échange, la lutte contre la pauvreté, etc.
L’essentiel de ces théorisations a été conçu de l’extérieur, et soutenu par des acteurs qui étaient parties prenantes dans les gigantesques gains extraits des rentes africaines : agences de coopération occidentales, Banque mondiale, Fmi, multinationales, universitaires et conseillers des dirigeants occidentaux et africains … La théorie de la dépendance popularisée en Amérique du sud a apporté une contradiction de poids aux approches eurocentriques véhiculées par les bénéficiaires de l’ordre du monde. Le concept de développement est donc assez fondamentalement occidentalocentrique, par sa provenance, ses promoteurs et ses bénéficiaires. L’hypothèse inviolée de la logique du développement malgré de timides tentatives d’inflexions contemporaines, est que les peuples colonisés, les Africains spécialement, devraient sacrifier leurs cultures pour accéder au développement. Développement qui, pour le très influent théoricien anti-communiste des années 60, l’Américain Walter Rostow, équivalait à la société de consommation de masse. Cette hypothèse qui n’est plus que rarement exprimée explicitement de nos jours débouche sur une négation de la culture comme ressource pourtant décisive pour le bien-être des peuples. Ainsi, la pensée sur le développement fait-elle des Africains et de leur continent un bloc naturel, pas culturel, pas humain donc, bloc à valoriser par les matières premières, ou par l’exploitation des terres. Les savoirs des peuples sont niés. D’ailleurs, la redondance de ces approximations a eu pour effet d’installer auprès de nombreux Africains éminents, une confusion permanente entre ressources et richesses. Le sous-sol peut regorger de matières premières sans effet sur la pauvreté des peuples, parce que ce qui est premier c’est l’organisation de la société, du cadre d’existence, du cadre légal, des biens capitaux comme l’éducation ou la santé, après quoi non seulement l’exploitation du sous-sol pourra être optimisée, mais en plus rendue durable et solidairement profitable à tous.
Enfin, le concept de développement est devenu un piège sémantique, flou et évanescent, chacun y mettant un contenu modulable à l’infini, au gré d’inavouables instrumentalisations. Entré dans le sens commun, victime de son succès, au bout du compte, il apporte assez marginalement à la réflexion lorsqu’il n’est pas adossé à des objectifs ou théories identifiables.
Quid de l’endettement ?
La
notion d’endettement est tout aussi problématique, d’abord moralement.
Une dette est consciemment contractée auprès d’une entité à qui l’on
doit remboursement, souvent après que l’emprunt ait produit des fruits
tangibles. L’endettement ici est extrêmement illisible dans son origine,
sa légitimité populaire et démocratique, et il masque le fait documenté
que l’Afrique est un exportateur net de capitaux, l’économiste
burundais Ndikumana en a réactualisé les preuves. Bizarrerie, des dettes
contractées par les administrations coloniales, au Congo-Belge par
exemple, ont été imputées aux nouveaux Etats indépendants ! D’autres
emprunts aussi obscurs, décidés par des autocraties africaines soutenues
par d’impeccables démocraties occidentales, ont enrichi la littérature
des «éléphants blancs», ces gouffres de surfacturations acquittés par
les peuples africains enchaînés à une froide mécanique de prédation
industrielle. De nombreux spécialistes à l’instar du Comité d’annulation
de la dette du Tiers-monde (Cadtm) dénoncent cette dette odieuse et
inique. Et le seul fait pour les bailleurs de fonds de pressurer les
peuples au remboursement, n’ignorant rien de la racine interlope de
nombre de ces projets, fait douter de la sincérité internationale
affichée à éradiquer la pauvreté, en théorie grande cause universelle et
Objectifs du millénaire (Omd). Les chercheurs africains devront tôt ou
tard évaluer, sur la période dite des indépendances, les sorties de
capitaux, les comptes et actifs africains dans le monde, les
exportations et extractions illégales de pétrole, d’uranium, de coltan,
de bois, etc., les surfacturations, afin que l’Afrique réajuste ses
politiques partenariales, ses actifs et passifs. Un jour, peut-être,
parlerons-nous assez naturellement de réparations ou de réversions de
sommes inimaginables aujourd’hui, indûment spoliées au continent
africain.
Qu’en est-il de l’émergence ?
Pour
ce qui est de l’émergence, de ce que je nommerai l’«emerging business»
ou «grand marché de l’émergence», il est la caricature parfaite de la
fabrique sous-développement, d’abord dans les esprits puis en pratique.
Le concept d’émergence né dans les années 80 dans la littérature
financière, les marchés de la Triade étant à la recherche de nouvelles
places financières pour rentabiliser leurs placements. Ils désignent
donc, par marchés émergents, les places financières des économies en
industrialisation rapide et à rentabilité élevée susceptibles de
satisfaire les attentes des investisseurs occidentaux. Plus tard, ne
s’appliquant plus exclusivement aux marchés financiers, l’émergence a
fini par devenir un stade intermédiaire avancé entre le développement et
le sous-développement et s’est imposée dans les nomenclatures
internationales. La nouvelle danse africaine est donc devenue celle de
l’émergence ! Peu analysent les trajectoires de la Chine, de l’Inde, du
Brésil, par exemple, on se contente de vouloir reproduire une
statistique, un niveau d’exportation, la fin d’un processus. La science
pourtant va des causes vers les conséquences …
L’«emerging business» commence quand des multinationales du conseil en stratégie et autres conduites du changement, qui n’avaient pas prévu les performances de la Chine ou de l’Inde, vendent désormais à prix d’or aux Africains, des plans d’une émergence qu’ils n’ont jamais expérimentée, pratiquée, ni même anticipée.
Au fait, la Chine a-t-elle jamais mené une politique dans le but d’être qualifiée plus tard d’émergente ? Et l’Inde ? Et l’Afrique du Sud ? Les pays diligentent des politiques pour répondre aux besoins de leurs populations, pour leur prospérité au mieux, pas pour être considérés comme un moyen terme entre développement et sous-développement ou pour rentrer dans une nomenclature de la Banque mondiale. C’est comme si devant le choix entre la guérison et la convalescence nous choisissions en chœur, fiers de nous : la convalescence !
Relevons quand même que tous les pays émergents ont leurs monnaies et politique monétaire (Rand, Yuan, Roupie, …), ils disposent d’une dissuasion nucléaire ou des moyens militaires de premier plan, ont résorbé une grande partie de leurs problèmes de production agricole et de biens essentiels, ont assis leur développement économique sur des ressources culturelles fortes : Bollywood pour l’Inde, pays de spiritualités autochtones vivaces, protégeant jalousement ses savoirs traditionnels ; la langue, l’écriture, les religions chinoises au milieu d’un patrimoine ancien impressionnant; la culture élevée au rang de richesse précieuse comparable à l’or désignée Mzansi golden economy (Mge) en Afrique du sud avec une philosophie du bien-être-ensemble l’ubuntu. Ces quelques éléments auraient suffi pour que les pays africains s’emploient à tirer les leçons utiles certes peu médiatisées des réussites économiques faussement fulgurantes de quelques modèles désormais starifiés et commercialisés par ceux qui ne les ont pas vus venir.
Vous
êtes un militant d’une monnaie commune africaine. Vous plaidez pour la
fin de l’arrimage du FCfa à l’Euro. En quoi cela changerait-il la
situation économique du continent ?
Il est vrai que, avec Sakho Bamba et Makhily Gassama, je suis co-auteur de la pétition «zone Franc Libre» (http://www.zone-franc-libre.org/)
et que cette question nous est essentielle. L’usage de la monnaie
française dénommée franc cfa depuis environ 80 ans, en plus d’être une
humiliation prégnante quand on se rappelle les conditions violentes de
son adoption par les Africains, est une véritable entaille à toute
démocratie. 14 pays africains ont le franc cfa comme monnaie courante
sans que les peuples aient jamais donné leur avis, ni même qu’aucune
consultation majeure de spécialistes, d’utilisateurs, d’associatifs
africains n’ait été organisée. Bref, un bastion bientôt centenaire
interdit à la réflexion des usagers de cette monnaie coloniale, veillé
par une aristocratie colo-monétaire grassement rétribuée. Cette
durabilité cadavérique constitue, en soi, un problème sociétal. Que des
millions d’Africains tiennent pour acquis, sans débats autorisés des
possessions coloniales encore agissantes et structurantes ne peut que
détériorer la qualité du rapport des sociétés avec leur avenir, car se
construisent des formes d’évitement des questions essentielles, une
déresponsabilisation des peuples agréée par les grandes démocraties
libérales. La monnaie est également un des éléments de la souveraineté
politique, notamment dans les premières phases de décolonisation où le
marquage symbolique d’un territoire et d’une volonté de libération ne va
pas de pair avec l’abandon aux coloniaux d’un tel instrument.
Enfin,
la monnaie possède une dimension culturelle, véhicule des signes et des
messages, des coupures et des référents qui font sens pour la cohésion
sociale et les affects des peuples.
D’un point de vue économique, ainsi que je l’ai dit plus haut à l’heure où l’«emerging business» est à son paroxysme, faut-il rappeler qu’aucun pays dit émergent n’utilise de monnaie coloniale ou autre que la sienne propre. Ce n’est sans doute pas un hasard et il y a là, espérons-le une leçon à tirer…
Le
fait d’avoir un Cfa arrimé de façon fixe à l’Euro est économiquement
irrationnel puisque les cycles économiques ne sont pas les mêmes et que
l’Euro est une monnaie forte qui tend à surévaluer le franc cfa. La
conséquence c’est un excès d’importations biaisées en faveur de l’Europe
-raisons historiques en plus-, et une compétitivité faible des
exportations d’industries légères et artisanat. La profitabilité des
exportations de matières premières s’en ressent aussi dès lors que la
surévaluation affecte les coûts de production. Cet arrimage fixe à une
monnaie considérée par nombre d’Européens comme surévaluée détériore la
compétitivité et les exportables potentiels des usagers du Cfa. Une
monnaie africaine mieux gérée, plus flexible assise sur un panier de
devises internationales et africaines -yuan, dollar, euro, naira, cedi,
rand, …- permettrait d’optimiser notre insertion commerciale mondiale et
les devises qui en découleraient.
Les
mécanismes de fonctionnement du Cfa exercent une répression monétaire
injustifiée selon l’argument historique du professeur Tchundjiang
Pouemi, en ponctionnant des sommes pouvant représenter le PIB d’un pays
comme le Togo pour garantir la convertibilité de la monnaie et couvrir
l’émission monétaire. Ces ponctions bloquées en grande partie au Trésor
français assèchent les possibilités de financement des économies locales
et prive les gouvernements de leviers d’action. Ce sont des
prélèvements prédateurs qui, s’ils ne bénéficient pas aux Africains ne
sont pas perdus pour tout le monde. Une monnaie africaine garantirait sa
convertibilité en ayant un niveau de réserve qui ne pénalise pas le
financement de l’économie, et en cas d’accroissement des réserves
pourrait abonder un ou plusieurs fonds dédiés. Le professeur Kako
Nubukpo, actuel ministre togolais de la Prospective et de l’Evaluation
des politiques publiques a fait des propositions concrètes dans cette
direction.
D’une façon générale, le gain de mutualisation des réserves permettrait d’avoir un taux de réserve plus faible par pays, laissant des possibilités plus grande de soutien à l’économie et donc de stimulation de la croissance. Bénéficiant de marchés plus vastes unifiés par une même monnaie ou un même système monétaire (convertibilités assurées) les coûts de transaction seraient faibles et les échanges pourraient générer une dynamique de progrès collectif.
Le franc Cfa est, en l’état, un ancien sous-franc devenu sous-euro, une sous unité monétaire de l’Euro. Les transferts monétaires entre la zone franc et la zone euro permettent des sorties de capitaux échappant au contrôle des Etats qui auraient la volonté de les réglementer ou de s’assurer de leur légalité. La zone franc a, en ce sens, été un accélérateur des prédations, des déterritorialisations de sommes astronomiques de toutes origines, pas des moins douteuses.
Un système monétaire africain, construit pour la prospérité des économies et des sociétés africaines, géré par des compétences africaines conscientes de leur mission historique, ne pourrait créer des sauf-conduits au bénéfice d’entreprises de crimes économiques. Il y aurait, par conséquent, tant à espérer d’une monnaie africaine ou d’un système monétaire africain, à l’heure où, de façon anachronique un rapport français daté de décembre 2013, signé de l’ancien ministre des Affaires étrangères, M. Hubert Védrine, aidé de la notoriété de quelques financiers franco-africains, ne propose ni plus ni moins qu’un élargissement de la zone franc !
Que
vous inspire la coopération Chine-Afrique ? Certains parlent de
néocolonialisme. Alors que d’autres qualifient cette coopération de
pragmatique. Qu’en pensez-vous ?
D’une
façon générale, la diversification des acteurs et partenaires
économiques africains est un impératif, un mode de sortie des
assignations anciennes, une découverte de nouvelles problématiques
internationales et de nouveaux enjeux. Ceci est vrai pour la Chine
autant que pour l’Inde, le Japon, le Brésil, le Venezuela, par exemple.
La Chine a fait des progrès incroyables sur le plan technologique et
dans la structuration de son économie, sa stratégie des petits pas
invisibles s’est révélée tout à coup porteuse d’impensables bonds de
géant alors que longtemps elle a fait l’objet de quolibets
eurocentristes à connotation raciste. C’est une immense civilisation qui
a su, malgré ses discours sur le communisme, la fin des traditions, la
modernité, garder un esprit confucéen, préserver une culture très
puissante, langues, écritures, patrimoine ancien, temples, arts
martiaux, art de vivre etc. Une population de plus d’un milliard
d’habitants sur le même territoire depuis l’antiquité qui a réussi, dans
un environnement international pas toujours favorable, à se défaire des
impérialismes et à expérimenter sa propre modernité dans la période
contemporaine. Il est vraisemblable que les pays africains auront
davantage à apprendre de la Chine, de l’Inde, du Brésil que des pays
ayant réalisé leurs révolutions industrielles à des périodes
incomparables avec les données actuelles de l’existence économiques et
des rapports géopolitiques.
La Chine serait donc plus une opportunité positive, à condition que les Africains construisent une stratégie, et qu’ils n’accueillent pas de façon passive les investissements étrangers. Même si la Chine n’avait aucune visée coloniale, si nous Africains n’avions pas d’objectifs, de cibles précises dans le rapport avec elle qui a des intérêts identifiés, nous perdrions au jeu par incompétence et manque de volontarisme politique. On aura beau crier au néocolonialisme ainsi que nous le suggèrent tant de publications en provenance des anciens comptoirs coloniaux… mais à la vérité, le responsable sera notre absence de vision et de déploiement stratégique. Les contrats passés avec les entreprises étrangères, chinoises ou non, doivent comporter des clauses précises, développer l’emploi local, renforcer le capital humain par la formation, et les taxes levées devraient compenser les pertes microéconomiques qui accompagnent les gains macroéconomiques.
Etes-vous optimiste pour l’avenir de l’Afrique ?
Je
suis un constructiviste et je me méfie autant d’un optimisme béat et
attentiste que du pessimisme qui inhibe toute action et déprime les
consciences. La communauté des Africains, des Panafricains, doit
construire les conditions robustes d’un optimisme contagieux prélude à
une entreprise démiurgique destinée à rompre le signe d’une assignation
au banc de l’humaine condition. Ceci ne sera possible qu’en passant au
crible les expériences de ces dernières décennies, en mobilisant
l’histoire profonde millénaire du continent, en réinvestissant les
savoirs et savoir-faire culturels enfouis et trop souvent snobés par les
élites aliénées, en explosant la camisole de force qui enferme les
imaginaires des peuples encore travaillés par les représentations et
l’emprise des «jours étrangers», selon l’expression de Césaire. La
redécouverte de nous-mêmes, au-delà de nos résidus colonisés acculés aux
limites continentales coloniales, allant vers les diasporas africaines
se revendiquant d’une africanité extracontinentale, la victoire sur les
servitudes aux paradigmes hégémoniques, sont autant d’outils qui
«libèreront le rêve africain».
Photos : Sarakh DIOP
7 Commentaires
From Zion
En Mars, 2014 (09:58 AM)Sunu Gaal Leer
En Mars, 2014 (10:00 AM)Gayndé
En Mars, 2014 (10:16 AM)Il reste à nos politiciens assez de C..., heu je veux dire Courage pour nous sortir de cette situation
Yugo
En Mars, 2014 (10:47 AM)Sad
En Mars, 2014 (11:08 AM)Vérité
En Mars, 2014 (14:20 PM)Sdvsasd
En Mars, 2014 (14:50 PM)Participer à la Discussion