Il est l’un des plus grands philosophes de notre temps. Que
pense-t-il du mouvement décolonial, de la condition noire, de l’islam ?
Comment voit-il l’avenir de l’Afrique et sa relation avec la France et
le monde ? Entretien exclusif.
Il est considéré, aux
États-Unis et en France, comme l’un des plus grands penseurs
contemporains. Professeur de philosophie à l’université Columbia,
spécialiste de l’islam des Lumières et de l’histoire des sciences,
Souleymane Bachir Diagne publie Le Fagot de ma mémoire (éd. Philippe
Rey), un livre personnel et subjectif, qui retrace son itinéraire
intellectuel et spirituel entre Dakar, Paris, Boston et Chicago.
Spectateur
attentif de son temps, il raconte des mondes où se reflète le moment du
postcolonial (dont l’un des aspects est le mouvement de décolonisation
de la philosophie par la prise en compte de son histoire islamique).
Conseiller à l’éducation et à la culture du président sénégalais Abdou
Diouf, Souleymane Bachir Diagne participe aujourd’hui au « Comité Mbembe
», chargé par le président Macron de formuler des propositions en vue
de refonder la relation Afrique France.
Mais l’enfant des
indépendances – il est né à Saint-Louis il y a soixante-cinq ans –, qui
vit et habite différentes langues et cultures, exhorte aussi le
continent à sortir de son face-à-face avec l’ancienne puissance
coloniale pour s’inscrire dans la pluralité du monde.
Islamo-gauchisme,
condition noire, montée des fondamentalismes en Afrique de l’Ouest,
Covid-19… L’auteur de Bergson postcolonial (publié pour la première
fois en anglais en 2020) et de L’Encre des savants. Réflexions sur la
philosophie en Afrique pose un regard lucide mais optimiste sur une
humanité fragilisée dans son essence.
Jeune Afrique : Vous dites avoir été éduqué dans l’idée d’un islam rationnel et soufi. Que recoupent ces notions ?
Souleymane Bachir Diagne :
Le soufisme est, au sein de l’islam, cette voie de l’éducation
spirituelle qui implique un travail sur soi pour devenir pleinement
l’humain accompli que l’on doit être. Il n’est donc pas autre chose que
la religion elle-même, dans son aspect le plus intérieur. Il se traduit,
en général, par des exercices spirituels qui visent à raffermir la foi
du croyant en des vérités, au-delà du seul témoignage des sens ou des
constructions de la raison. Différentes voies soufies, qui prennent la
forme de confréries, sont présentes partout dans le monde islamique, et
l’on sait quelle est leur importance dans l’Ouest africain. J’ai grandi
et j’ai été élevé dans cette tradition.
"Ibn Tayful, au XIIe siècle, a parfaitement expliqué l’islam des lumières »
Est-ce pour cette raison que vous appelez à un islam des Lumières ?
Je
n’appelle à rien, je me contente d’enseigner. Ma discipline, l’histoire
de la philosophie islamique, est un autre visage de cette tradition
soufie. Elle montre en effet ce que l’on pourrait appeler un «?islam des
Lumières?», représenté par des penseurs comme Avicenne, Averroès ou Ibn
Tufayl.La philosophie d’Ibn Tufayl [1105-1185], par exemple, explique
parfaitement cet «?islam des lumières?». Elle s’exprime dans L’éveillé,
un «?roman?» qui raconte comment un enfant abandonné dans une île
déserte, élevé par une gazelle, réinvente, seul, en dehors de toute
société humaine, non seulement les moyens techniques et rationnels de sa
survie, mais aussi les idées philosophiques sur la nature du monde et
l’existence d’un être qui en est la cause. Ce roman est une
«?robinsonnade ». Il est d’ailleurs réputé avoir inspiré Robinson
Crusoë, de Daniel Defoe. C’est un hymne, philosophique, à la puissance
de l’esprit humain.
"Comme tous les croyants, les musulmans se sont adaptés à la crise du Covid-19?
On
peut citer aussi l’insistance d’Averroès quant à la nécessité d’un
pluralisme des interprétations des vérités religieuses, qu’il ne faut
pas transformer en des factions guerroyant les unes contre les autres.
Vous avez là la signification de la tolérance, qui est compréhension et
acceptation du pluralisme.
Comment expliquer la montée des fondamentalismes en Afrique de l’Ouest, où l’islam est essentiellement soufi ?
Plusieurs
facteurs peuvent l’expliquer, parmi lesquels les fonds que le
wahhabisme met au service de son prosélytisme. On a vu, dans le nord du
Nigeria, profondément et traditionnellement soufi, croître une version
fondamentaliste de l’islam, avant que se manifestent les formes
violentes que l’on connaît aujourd’hui.
C’est le deuxième
ramadan marqué par la crise du Covid-19. Cette pandémie change-t-elle la
manière dont les musulmans vivent leur foi ?
Comme tous les
croyants, ils s’adaptent. Le Covid-19 a provoqué un retour sur soi et
une réflexion renouvelée sur la signification même des formes sociales
de la religion. Ne pas pouvoir se retrouver pour les longues prières
traditionnelles du vendredi ou pour la rupture du jeûne en période de
ramadan a conduit les musulmans à une double réflexion. La première :
sur le sens des rassemblements et des rituels religieux. La deuxième :
sur le fait que la spiritualité et la rationalité de la religion ont
apporté des réponses à cette crise sanitaire. Comme l’a dit le prophète
Mohammed, « si la peste se déclare dans une contrée n’y allez pas, mais
si vous vous y trouvez déjà, n’en sortez pas. »
"Au sortir de cette pandémie, les Africains auront des motifs de fierté »
Pour
vous, historien des sciences, cette crise place-t-elle les continents
sur un pied d’égalité, dans la mesure où tous cherchent des solutions ?
Cette
période est importante et intéressante. La science se forme sous nos
yeux. On avait l’habitude d’une science triomphante, avec une médecine
établie sur des fondements sûrs. Or, celle-ci a été mise au défi
d’accomplir une prouesse inédite : trouver un vaccin en moins d’un an.
Il lui a fallu avancer des hypothèses, les réfuter, tester des
procédures, les abandonner…
Même sur des aspects aussi banals que
le niveau de protection des masques, on a tâtonné. Cela nous rappelle
que les sciences de la nature sont profondément empiriques, et que nous
sommes contraints d’attendre les leçons et les réponses tirées de
l’expérience.
Les vaccins sont efficaces, mais nous ignorons pour
combien de temps. C’est seulement quand on pourra mesurer le niveau
d’anticorps chez les personnes vaccinées que nous le saurons.
Dans cette quête de solutions, l’Afrique n’a pas été en reste…
Elle
s’est engagée activement. Les épistémologies africaines ont été
mobilisées : l’artemisia malgache a été testée ; des recherches sur le
vaccin ont été menées dans des instituts Pasteur dirigés par des
Africains. On annonce la fabrication prochaine de vaccins à Dakar. C’est
un symbole de ce que l’intelligence humaine peut créer en se
mobilisant.
Au sortir de cette pandémie, les Africains auront des
motifs de fierté. Dont celui d’avoir su déjouer tous les pronostics en
se révélant capables de prendre des décisions impopulaires, telles que
le confinement, alors que leurs pays ont des économies fragiles, qui
reposent souvent sur le secteur informel.
En dépit des
conséquences sociales désastreuses de cette pandémie, le continent a
fait montre d’une résilience de bon augure pour son avenir. Reste à
pérenniser cette résilience de manière positive.
"Repenser la relation entre Paris et le continent n’est pas du seul intérêt de la France »
Pourquoi
avez-vous accepté de participer au Comité Mbembe, chargé, à la demande
du président Macron, de formuler des propositions visant à refonder la
relation entre la France et l’Afrique ?
L’intention est
bonne. Une réflexion importante est ainsi engagée. J’y prends part
volontiers. Repenser la relation entre Paris et le continent n’est pas
du seul intérêt de la France. Il y va aussi de celui des pays africains,
qui la considèrent comme un partenaire possible parmi tant d’autres, et
souhaitent profiter de ce qu’elle offre comme avantage comparatif.Certains, y compris des intellectuels, se montrent très dubitatifs quant aux suites qui seront réservées à vos propositions…
J’applique
un principe stoïcien qui est de déterminer et de faire ce qui dépend de
chacun de soi en comprenant bien ce qui n’en dépend pas. Je ne vais
donc pas faire de ces décisions dont je n’ai pas la maîtrise la
condition et le préalable des réflexions et propositions que j’ai été
invité à partager.
"Les discussions sur la disparition du franc CFA doivent concerner toute la zone euro »
Le
Comité Mbembe est chargé de préparer le prochain sommet France-Afrique,
qui se déroulera à Montpellier en juillet. Quel rôle devraient jouer
les États africains dans la redéfinition de cette relation, alors que
Paris semble donner le tempo et exécuter seul les pas de danse ?
Pour
des sommets de cette nature, un agenda africain continental doit être
clairement établi, l’objet de la rencontre étant la mise en œuvre d’un
partenariat qui s’inscrive dans ce cadre. Par exemple, la construction
d’infrastructures permettant la création d’un espace unifié de libre
circulation en Afrique, prêt à accueillir des projets. Une telle
rencontre ne saurait être une juxtaposition de tête-à-tête entre Paris
et chacun de ses partenaires.
Quelle sera la nature de votre contribution personnelle ?
Tout
dépendra des sujets qu’Achille Mbembe relayera. Ma conviction est que
l’on gagnerait à débattre de certains de ces sujets à l’échelle
continentale. J’insisterai sur ce point. Par exemple, il n’est pas
souhaitable que les discussions portant sur la disparition du franc CFA
n’impliquent que Paris et ses anciennes colonies. Elles doivent
concerner toute la zone euro. Car, si accord monétaire il devait y
avoir, ce serait avec l’euro – qui n’est pas une monnaie française, mais
européenne – qu’il se ferait. L’Europe doit donc être au centre du jeu.
De
la même manière, il faut africaniser le débat en y associant, par
exemple le Nigeria, puisque l’éco a vocation à mener à la création d’une
monnaie régionale ouest africaine.
Est-ce de cette manière que l’Afrique sortira de son face-à-face avec la France, comme vous le suggérez souvent ?
Le
Nigeria, l’Afrique du Sud et l’Angola sont les premiers partenaires
commerciaux africains de la France. Ils n’appartiennent pourtant pas à
son pré carré. Les intérêts français en Afrique ne se résument pas à
ceux qu’elle aurait dans ses anciennes colonies.
"Ceux qui se demandent comment en finir avec la Françafrique ont un train de retard »
Sur
le continent aussi, ce processus de diversification des partenariats
est en cours. Il faudrait l’intensifier. La Chine devient
progressivement le partenaire numéro un de nombreux pays.
Cela
prouve qu’il faut complexifier la question de la relation entre la
France et le continent africain, en cessant de considérer qu’il s’agit
de la France avec ses ex-colonies. Ceux qui se demandent comment en
finir avec la Françafrique ont un train de retard : cette relation se
dissout progressivement dans un mouvement de démultiplication des
partenariats.
On ne peut cependant nier que les grandes puissances se livrent à des luttes d’influence…
Les
partenariats découlent effectivement de luttes d’influence entre
grandes puissances : c’est à celle qui remportera les plus larges parts
de marché. Mais, désormais, l’Afrique est en mesure de choisir entre ces
partenaires, de ne plus se laisser imposer les mêmes. Engagée dans
cette compétition, la France n’a plus de chasse gardée et ne se voit
plus accorder de blanc-seing sur le continent.
Son passé colonial peut-il être un handicap ?
Laisser
ce passé hypothéquer la relation est absurde. Pénaliser la France en
raison de son passé colonial l’est tout autant. Dans le domaine
ferroviaire, par exemple, elle dispose de l’une des meilleures
technologies au monde.
"Le Comité Mbembe doit organiser une discussion franche avec les sociétés civiles africaines »
Pour
une France telle que la voudrait le président Macron, moderne et
engagée dans des partenariats nouveaux avec le continent, il ne faudrait
pas que le passé soit un handicap. C’est le sens de certains actes, de
politique mémorielle, que le président français a posés. C’est aussi
l’orientation qu’il compte donner au prochain sommet France-Afrique,
pour lequel il a demandé à Achille Mbembe d’organiser une discussion
ouverte et franche avec les sociétés civiles africaines.Le discours de Ouagadougou a-t-il tenu ses promesses ?
Oui,
si on en juge par la restitution, au Sénégal, du sabre d’El Hadj Omar
Tall et, au Bénin, des objets pillés dans le palais de Béhanzin.
Attendons de voir quelles nouvelles réclamations seront faites.
"S’agissant de la restitution des œuvres d’art, l’Allemagne a fait un geste majeur »
Notons
aussi que les avancées en matière de restitution d’objets d’art sont
aujourd’hui à l’initiative de l’Allemagne. Berlin a récemment proposé au
Nigeria de lui restituer un nombre important de «?bronzes du Bénin?» et
de signer avec lui un accord de coopération prévoyant la construction
d’un musée et le développement des fouilles archéologiques. C’est un
geste majeur.
Côté africain, il y a deux freins à cette
entreprise. D’abord, les États du continent n’ont pas formulé de
demandes cohérentes et structurées. Récemment, le directeur du Musée des
civilisations noires de Dakar a annoncé qu’une commission chargée
d’identifier l’ensemble des objets dont il faudrait exiger la
restitution serait mise en place. Rien n’avait donc été fait jusqu’à
présent. Ensuite, les États eux-mêmes ne subissent pas la pression de la
société civile.
"La France que chante Jean Ferrat est aussi la mienne. Elle fait partie de moi »
Dans
votre livre, vous racontez avoir fêté vos 18 ans à Paris. Quelle place
la France occupe-t-elle dans votre imaginaire culturel et intellectuel ?
Quand
Jean Ferrat chante «?Ma France?» et dit que c’est celle de «?trente-six
à soixante-huit chandelles?» – ou «?celle dont Monsieur Thiers a dit :
“Qu’on la fusille !”?» –, il fait référence à une France de gauche, du
Front populaire, de la justice sociale, de mai 1968, qui ne renvoie pas à
sa représentation comme ex-puissance coloniale. Cette France-là est
aussi la mienne. Elle fait partie de moi.
Comment jugez-vous
le climat actuel, où l’on voit certains responsables politiques
soupçonner les intellectuels dits décoloniaux « d’islamo-gauchisme » ?
Des
universitaires et chercheurs français ont rappelé avec force que cette
volonté de chasse aux «?mal-pensants?» est la négation de toutes les
valeurs sur lesquelles le monde académique se construit. Je souscris à
cela. Le monde universitaire a ses critères, scientifiques, pour évaluer
une recherche de manière totalement autonome et il n’ira certainement
pas donner crédit à un mot aussi vide de sens que « l’islamo-gauchisme
». Ce monde a en lui la capacité de distinguer le simple militantisme de
la réflexion scientifique véritable. Par ailleurs, comme vous l’avez
relevé, l’usage du terme « islamo-gauchisme » est surtout politique, et
s’adresse à un certain courant de l’opinion.
"Le monde postcolonial n’a pas de centre »
La gauche aussi utilise ce terme. N’est-ce pas dangereux ?
La
domination d’une idéologie ou d’un courant de pensée passe d’abord par
l’imposition d’un certain lexique. L’extrême droite française a réussi à
imposer le sien au-delà de son seul cercle. Son vocabulaire est présent
à la fois au sein de la droite traditionnelle et dans les milieux de
centre gauche, pourtant censés être plus regardants dans le choix des
expressions et plus à même, aussi, de mesurer les conséquences du
bannissement d’un certain type de recherches.
Vous évoquez
aussi l’articulation de la pensée postcoloniale avec l’universalité, en
reprenant le concept d’universel latéral développé par Maurice
Merleau-Ponty dans les années 1950…
Le monde postcolonial est
le monde du pluriel des cultures et des langues, toutes équivalentes.
C’est donc un monde qui n’a pas de centre. Cela signifie, concrètement,
que l’Europe n’est pas le lieu naturel d’un universel sur lequel
l’humanité devrait se régler. Merleau-Ponty dit, en effet, que le temps
d’un universel « ?de surplomb? », c’est-à-dire colonisateur, est révolu.
"L’Occident n’est pas une réalité homogène et figée »
L’universel
en mesure de nous rassembler ne peut être que latéral, advenir dans la
rencontre de parties situées sur un même plan et qui négocient,
argumentent, connaissent accords et malentendus. L’universel se forge
ensemble, dans le multilatéralisme ou le polylatéralisme, pour reprendre
un concept de Pascal Lamy.
Certains considèrent la pensée
décoloniale comme une remise en cause systématique des concepts nés en
Occident et de toute la tradition humaniste née en Europe. Qu’en
pensez-vous ?
Il n’y a pas de « décolonial » regroupant des
auteurs qui penseraient tous la même chose de la même manière. Il y a un
moment philosophique postcolonial, où des concepts tels que l’universel
sont repensés. La pensée de Merleau-Ponty s’inscrit dans ce moment et
montre clairement que le « décolonial » n’est pas un assaut conduit du
dehors contre la citadelle Occident.
De toute façon, il faut se
garder d’« essentialiser » l’Occident comme s’il était une réalité
homogène et figée. La remise en question lui est interne, aussi. Il n’y a
pas une épistémologie occidentale à laquelle opposer les autres.
"S’il y a lieu pour la France de présenter des excuses, c’est bien à propos du Rwanda »
Le
rapport crispé de la France à son passé colonial n’a-t-il pas un impact
négatif sur le « vivre ensemble », dans un pays qui s’est constitué par
des vagues d’immigration ?
Le déni du fait colonial comme du
postcolonial est en effet un obstacle à la paix mémorielle. Celle-ci
est une condition du « vivre ensemble » dans un pays devenu
multiculturel. Et, aussi, une condition de cette relation plus apaisée,
fondée sur un véritable partenariat, que le président Macron souhaite
instaurer avec le continent africain.
Après la publication du
rapport Duclert sur le Rwanda, les interrogations portant sur le rôle de
la France demeurent. Emmanuel Macron ne devrait-il pas présenter les
excuses de la France ?
S’il y a une occasion de présenter les excuses de la France, c’est bien celle-là, en effet.
Avant
le rapport Duclert, il y avait eu le rapport Stora sur la guerre
d’Algérie. Quelle comparaison établissez-vous entre les deux ?
Il
s’agit, dans les deux cas, de chercher la vérité historique pour sortir
du déni et construire une paix des mémoires fondée sur la
reconnaissance de cette vérité. C’est une bonne démarche.
"Je crois en l’argumentation et en la démonstration des idées »
Emmanuel
Macron a admis la part de responsabilité de la France dans la décennie
de chaos que connaît la Libye. Devrait-il aller plus loin ?
Que
voudrait dire aller plus loin que cela?? Réparer me semble du ressort
de la communauté internationale, compte tenu de la fragmentation de la
Libye et du nombre d’États qui interviennent, avec des intérêts
différents, dans ce pays. Il s’agit aussi d’aider à restaurer la paix et
la sécurité dans un Sahel qui subit toujours les conséquences de ce
fiasco qu’a été l’intervention en Libye.
Ces dernières années,
vous avez co-écrit des ouvrages avec des auteurs occidentaux, comme La
Controverse. Dialogue sur l’islam, avec Rémi Brague. Qu’avez-vous gagné à
discuter de l’islam avec ce philosophe, qui estime que c’est la
religion par excellence de la violence ?
Évidemment, cette
thèse est inexacte. Mais il faut en dénoncer la fausseté par une
argumentation rationnelle. Je crois en l’argumentation et en la
démonstration. En ce que l’on appelle la disputation. On gagne toujours à
manifester que le monde des idées est celui de la conflictualité, qui
se traduit par l’échange d’arguments.
Avec l’anthropologue
Jean-Loup Amselle, vous avez entretenu un dialogue de sourds à propos de
la notion d’universel. À quoi cela a-t-il servi ?
Je ne
dirais pas que c’était un dialogue de sourds. Sur cette question, par
exemple, nous avons examiné ensemble les définitions et les enjeux,
au-delà du simplisme qui placerait d’un côté un universalisme qui ne se
remet pas en question, et, de l’autre, des particularismes se
revendiquant comme tels – ce qui est absurde.
Quoi qu’il en soit,
toute «?disputation?» de positions opposées, dès lors qu’elle est
argumentation rationnelle où les désaccords n’en parlent pas moins le
même langage, est utile. Sans doute est-ce ce qui fait que notre livre
est considéré comme utile, aussi bien l’original français que sa
traduction anglaise, que Jean-Loup Amselle et moi avons présentée
récemment, par visioconférence, à l’université Columbia.
"Bob Marley chantait l’idéal d’un monde où la couleur de la peau n’aurait aucune importance »
Le
philosophe et universitaire résident américain que vous êtes
comprend-il les crispations françaises autour de certaines disciplines
enseignées aux États-Unis, telles que les black studies?
Je
comprends d’où vient cette crispation, car je connais bien le récit
national de l’universalisme à la française et la manière dont celui-ci
ne s’accommode guère, par exemple, de la notion de «?théorie critique de
la race?». L’idée qu’il faut considérer les individus comme des
citoyens dégagés de toute assignation à une identité par la couleur de
leur peau est un idéal généreux, auquel il faut tenir.
Bob Marley
chantait cet idéal d’un monde où la couleur de la peau n’aurait pas
plus d’importance que celle des yeux. Mais n’est-il pas vrai, alors, que
l’étude critique de cette construction qu’est la «?race?» et que
l’étude des racismes sont aussi une manière de poursuivre cet idéal??Comment imaginer des rapports apaisés entre les différentes
composantes de la société française si, au nom de l’universalisme
républicain, l’histoire de l’une de ses composantes, les Noirs, reste
méconnue ?
Il faut éviter que l’invocation de l’universalisme
ne soit, justement, la justification de la cécité devant les obstacles
que rencontrent ces composantes, du simple fait de leurs identités
propres, à s’intégrer pleinement au sein de la société. Que le langage
de l’universalisme républicain vienne aussi naturellement aujourd’hui
aux partis dont le refus de l’autre est le fonds de commerce montre bien
que cet universalisme peut aussi devenir simple rhétorique, avec pour
effet de stigmatiser et d’exclure.
"Un certain mépris culturel dicte les attitudes envers les Noirs »
L’amélioration de la condition noire dépend-elle, selon vous, de l’amélioration des relations entre l’Afrique et la France ?
Ce
que Pap Ndiaye a appelé, dans un ouvrage fondateur, « la condition
noire », est celle de minorités vivant en France et, en général,
françaises. Leur condition dépend donc de la politique de leur pays. On
peut comprendre que ces minorités soient attentives à ce qu’il se passe
sur le continent africain et à la politique qu’y conduit la France. Il
est tout aussi certain que la perception que les Africains ont de la
France est déterminée par la condition de ces minorités dans ce pays.La France à elle seule n’est pas une puissance suffisamment importante
pour que son attitude change la condition noire dans le monde. En
revanche, le président Senghor a toujours considéré que la plus grande
injustice au monde était la division entre le Nord et le Sud, qui
traduit bien un mépris culturel, inconscient ou non, dictant les
attitudes envers les Noirs.
Ce qui changera la condition des
Noirs qui vivent en dehors de l’Afrique, c’est la révolution qui mettra
fin à cette inégalité globale, laquelle se traduit en mépris culturel.
Plutôt que de s’appesantir sur l’inégalité économique, il faut s’arrêter
en priorité sur cette inégalité qui tient à une injustice sociale
mondiale.
"À Boston, dans les années 1970, un Noir devait savoir où il mettait les pieds »
Vous
confiez au lecteur deux expériences qui ont marqué votre confrontation
avec votre condition d’homme noir : le post-colonialisme encore nouveau
que vous vivez, lycéen, à la fin des années 1960, et le racisme
ordinaire que vous découvrez, universitaire, à Harvard, à la fin des
années 1970.
Ma génération est la première à avoir grandi
dans un Sénégal indépendant. Mais, comme je le raconte, la structure
coloniale était encore présente à l’école. À cette époque, les nouveaux
quartiers de Dakar, les Sicap, où beaucoup d’enfants des classes
moyennes comme moi ont grandi, ont transformé le caractère colonial de
la ville, qui opposait jusque-là un «?Plateau?» essentiellement européen
à une «?Médina?» indigène. L’urbanisme colonial se défaisait ainsi dans
le mouvement d’expansion de Dakar, qui se poursuit aujourd’hui.
Ma
découverte de Boston, en revanche, à la fin des années 1970, est celle
d’une ville ségréguée où, quand on était Noir, il fallait savoir où l’on
mettait les pieds.
"George Floyd a changé le monde, comme l’a dit fièrement sa fille »
Le procès du policier Derek Chauvin, reconnu coupable du meurtre de George Floyd, a donc pour vous une résonance particulière ?
C’est
un procès important pour le monde entier. George Floyd a «?changé le
monde?», comme l’a dit fièrement sa fille. Dans une période où la
pandémie de Covid-19 a mis à nu les inégalités devant la mort entre les
nations et au sein des nations, son nom est devenu synonyme d’une
exigence de justice sociale qui a fait le tour de la planète.
Ce
procès est historique : un verdict favorable à une victime noire de
violences policières a été rendu, et, contrairement à ce qui était
souvent automatiquement le cas, des policiers ont témoigné sans chercher
à couvrir leur collègue accusé de meurtre.
"Abdou Diouf m’a d’emblée accordé sa confiance »
L’on
voit en vous l’un des plus grands philosophes contemporains. Très peu
savent, en revanche, que vous avez été pendant longtemps le conseiller
culturel du président Abdou Diouf. Quel devrait être, selon vous, le
rapport de l’intellectuel et du politique en Afrique ?
Je ne
sais pas ce qu’il devrait être en général, mais je peux témoigner de ce
que mon expérience me suggère et qui tient en un mot?: confiance. Le
président Diouf m’a d’emblée accordé sa confiance. Durant la période où,
sans quitter l’université et mes enseignements, j’ai été son conseiller
à l’éducation et la culture, il m’a donné le bonheur de pouvoir
apporter une nouvelle contribution dans ces domaines.
Dans mon
livre, j’évoque les grandes décisions qu’il a prises, comme l’ouverture
de l’université Gaston-Berger de Saint-Louis ou la création de la
Biennale de Dakar (Dak’Art). Et je dis la satisfaction que j’éprouve
d’avoir été invité par lui et les ministres concernés à jouer un rôle
dans ces actions.
Je raconte également, dans Le fagot de ma
mémoire, que nos rencontres de travail étaient souvent, aussi, des
occasions de conversations philosophiques sur des questions auxquelles
nous attachons tous les deux une grande importance, comme le dialogue
des religions et des cultures. Ces conversations se poursuivent
aujourd’hui quand je vais le voir ou quand nous nous parlons au
téléphone. Avec la générosité qu’il m’a toujours manifestée, le
président Diouf a consacré des lignes qui me touchent beaucoup, dans ses
Mémoires, à ma présence à ses côtés.
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11 Commentaires
Baye Mass
En Mai, 2021 (11:06 AM)Citoyen
En Mai, 2021 (12:07 PM)C'est exactement ce qui caracterise notre societe d'aujourd'hui. La reflexion s'en est alle....
Reply_author
En Mai, 2021 (12:15 PM)Citoyen
En Mai, 2021 (12:26 PM)Ok Ok Cbon
En Mai, 2021 (14:03 PM)Kania Bou Makk
En Mai, 2021 (15:12 PM)Participer à la Discussion