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[ Contribution ] De la sociologie et des ( nouveaux ?) sociologues au Sénégal - La Crise de l'Écrit ne Doit pas Signifier la Crise de la Sociologie

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[ Contribution ] De la sociologie et des ( nouveaux ?) sociologues au Sénégal - La Crise de l'Écrit ne Doit pas Signifier la Crise de la Sociologie

L'avertissement lancé dans "Sud quotidien" il y a déjà un plus de dix ans (7 Octobre 1998 et "Wal Fadjri" du 18 octobre) n'a pas permis de vérifier la situation de la sociologie au Sénégal, à la lumière de la position de certains intellectuels et chercheurs sénégalais. Bien au contraire, la récente analyse de Aboubacar Abdoulaye Barro (1) rejoint les "déclinologues" français qui s'inquiètent de la décrépitude de leur société face au ramollissement cérébral des intellectuels (2). Le dossier de "Sud" faisait regretter une épistémologie et un curriculum plus axés sur l'abstrait, idéologie dominante chez la plupart des sociologues au Sénégal, ce que n'est pas la sociologie, qu'elle soit européenne ou celle de l'école américaine.De son côté, Barro s'indignait de la piètre prestation télévisée de certains nouveaux sociologues, aussi bien au Sénégal qu'en France et probablement en Amérique aussi, dit-il, pour relever le faible niveau du raisonnement et de l'heuristique chez ceux qu'il qualifie de puînés ayant envahi la filière, de manière générale.Plus globalement, la question non posée au cours de ces dix dernières années face aux différentes interrogations des uns et des autres se ramène prosaïquement à se demander si la crise de l'écrit (et de l'oral, pour Barro) ne signifie pas, au fond, la crise de la sociologie. Car, au total, le Sénégal tourne en rond depuis dix ans et se perd en conjectures entre la matière et le métier de sociologue, entre une éducation qui semble se réduire de plus en plus comme peau de chagrin et le sursaut de quelques "anciens" indignés par la prestation militante du métier de sociologue. Partagés entre le froid stylistique du laboratoire et la dictature de la dépêche pour ceux appelés à commenter des faits de société qu'ils ne prennent pas le temps de conquérir, de construire et de constater, faute de recul scientifique nécessaire. Barro ne pose pas au fond la question mais elle est consubstantielle à sa démarche : quelle formation auraient reçue les nouveaux sociologues sénégalais ?
Pierre Bourdieu est un socle aussi dur et sûr pour la sociologie que l'est  le roc Quimper. Il lui semble essentiel (Bourdieu et al., 1973), de ne pas réduire le métier de sociologue à la logique de la preuve mais de travailler à définir une logique de l'invention. Qui ne se trouve que par une activité de ruptures chère à Bachelard.
Michel Crozier y est également une référence, à côté de leurs homologues Cardoso le Brésilien, Amin, Prébisch, Furtado, Mc Clelland et autres Marx, Weber et Durkheim, les fossiles intuitifs ; il n'y a pas eu le néant avant eux, et pas le déluge non plus après. Mais il y a eu une querelle, source d'évolution de la science et d'émergence de nouveaux  paradigmes : l'école de l'Amérique a donné naissance, au début des années 60, à la théorie de la dépendance, alors qu'on se perdait en conjectures, au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, entre mécanicistes et théoriciens de la convergence ; avec C. Wright Mills cité par Barro, la sociologie s'était radicalisée. Ce n'était pas, cependant, la mort, toujours programmée, de la sociologie. Il arrive tout simplement, comme s'en désole Barro, que certains sociologues puissent être emportés par leur siècle lorsque leur professionnalisme les confinent plus à la recherche et à l'enseignement qu'à la pratique du métier de sociologue, contrairement à ce qu'il affirme. A l'inverse aussi, l'absence de maîtrise d'une société en mutation dans des formes et normes nouvelles diverses conduit au coup de sang de l'auteur des articles de "Kotch" devant les affirmations à l'emporte-pièce des acteurs des plateaux de télévision.
Par exemple, une relecture du passionnant débat Poulantzas-Milliband sur l'État et l'économie pourrait bien ouvrir de nouvelles voies de recherche aujourd'hui que le système financier international est mal assis et que les modèles d'analyse proposés par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (Fmi) sont radicalement remis en cause à la faveur de la crise financière internationale du dernier semestre 2009.
La sociologie peut être en crise de définition de concepts et d'appréhension de la réalité sociale lorsqu'on ne veut pas dépasser l'intuition de ses pères putatifs ; mais ces moments d'entropie intellectuelle relèvent beaucoup plus, à l'analyse, de la pratique de la sociologie dans le mouvement de conquête, de construction et de constat de l'objet social ; mais parce qu'elle une discipline du concert, elle a toujours su, tel Antée, repartir du bon pied autour de paradigmes nouveaux, acceptés par la communauté scientifique. Si cette société veut bien se départir de son professionnalisme qui est souvent rupture avec le champ scientifique qui ne reçoit plus son impulsion du champ social.
Il y a alors dans le milieu de la sociologie et des sociologues sénégalais une nécessité de redéfinition de la sociologie, étape ultérieure sous-jacente à la démarche de Barro. Elle devra nécessairement s'accompagner d'une autre redéfinition, celle du métier de sociologue. L'exemple de l'Amérique du nord de ces cinquante dernières années est révélateur à ce sujet.
En l'espace de cinq ans (1963-1968), la sociologie et les sociologues nord américains traversent deux crises dont ils ne se remettent que difficilement, crises pour lesquelles la constatation de N. Herpin est sans équivoque : "Un nouveau type de savoir sociologie voit le jour. Du sociologue de profession au militant sociologue, il n'y a qu'une redéfinition du métier de sociologue. Les sociologues américains sont emportés par des transformations sociales qui les dépassent (N. Herpin ; "Les sociologues américains et le siècle", PUF, 1973, page 158).
Les crises en soi n'entrainent pas forcément la disparition de la sociologie mais, plutôt, la culpabilisation du professionnel de la sociologie, avertit Herpin. Le schisme qui résulta de la crise de 63-68, dans la mouvance du projet "Camelot" (1963) et de la création de la "Trans Action magazine", conduisit en août 1968 à la naissance des sociologues radicaux avec C. Wrigh Mills. Sternberg rappelle à ce sujet que "le triomphe de la sociologie "professionnelle" aux USA a sonné le glas à tout développement progressif d'une sociologie pour la population (...)" (Sternberg : "Radical Sociology. A Critical Introduction to American Behavioural Science", USA, 1977, page 108).
L'école québécoise n'a pas connu cette situation de professionnalisation de la sociologie, si l'on en croit Bibeau, Bourgeois, Maheu, Pierrault et Simard ("Spécialisation professionnelle" et sociologie : problèmes du marché du travail, in "Problématique du développement de la sociologie". Modèles d'organisation et gestion académique des programmes d'enseignement supérieur", Université de Montréal, 1977). Cependant, situés au confluent des influences américaine et européenne, les sociologues québécois affichent depuis le début des années 70 beaucoup moins de certitude, suite au Mai 68 de la sociologie américaine et, surtout, depuis 1971-72 avec le suicide de Poulantzas. Nicole-Laurin Frénette, Francine Bernard, Louise Corriveau, Louis Roy, Astride Lefèbre-Girouard commencent alors à se demander quel est  le type d'apport de la sociologie et souhaitent redécouvrir le type de formation dans cette discipline scientifique. Barro en est certainement arrivé au même stade, dans ses constatations parues dans le quotidien "Kotch".
Il faut donc savoir gré à la sociologie et aux sociologues sénégalais de s'être, eux aussi, réadaptés à l'éclatement de la société dans des fonctions et normes nouvelles diverses. D'avoir été attentifs aux "ré-ouvertures" des questions sociales telles que pratiquées par les mouvements sociaux (syndicats jaunes, par exemple) et les groupes politiques à court d'imagition sur le type de société à proposer à l'Homo Senegalensis. Quitte à verser dans le dilatoire au début, comme semble le regretter Barro.
Il faut leur savoir gré d'être sortis des amphithéâtres et des laboratoires pour aller revisiter le champ social, celui de la connaissance ; de passer du sociologue professionnel au militant sociologue au logos encore à améliorer sur le plan symbolique, épistémologique, scientifique.
De la pluridisciplinarité ou transdisciplinarité nouvelle, la communauté scientifique est en train de mûrir et de découvrir diversement, selon l'école de formation, de nouveaux concepts, de nouveaux outils d'études et d'analyse de la société sénégalaise. Il lui suffit de se rassembler autour des nouvelles expérimentations en cour s lorsque les sociologues envahissent le champ social, à la recherche de nouvelles définitions et conceptions du vécu social, dans le phénomène d'intégration de l'homme sénégalais dans sa société en mouvement accéléré.
Autrement dit, la crise de l'écrit (du logos) ne doit pas être le prétexte à la crise de la sociologie au Sénégal. L'expérience sur le terrain des rapports de force sociaux favorisera certainement sous peu la définition de nouveaux concepts et l'émergence de nouvelles écoles de pensée, prélude à l'intervention sur le réel. 
 
 
Pathé MBODJE,Journaliste, sociologue 
 
 ________
ORIENTATIONS BIBLIOGRAPHIQUES
 
 
(1) Quotidien « Kotch » n°s 51 et 52 des 15 et 16 décembre 2009

(2) Libération n° 7713 du 24 février 2006 ;
Alain Minc : "Le crépuscule des petits dieux", Grasset, 2006 ;
Nicolas Baverez : "Le nouveau monde français" ;
Pierre Lellouche : "Les illusions gauloises", Grasset, 2006 ;
Anson-Meyer (sous la direction de) ; Le nouveau désordre électoral français : 1995-2002 ;

Ghislaine Oltenheimer : "Nos vaches sacrées", Nathan, 2006.
 
 NOTA : Cette contribution est une version remaniée d'une première intervention en 1998 parue dans "Wal Fadjri" du 18 octobre 1998, dans la foulée du dossier de "Sud quotidien" du 7 octobre 1998).



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